Christoph Eschenbach : « les orchestres intègrent le monde sonore et la personnalité du chef qui les dirige »
Juste en face de l’entrée des artistes du Konzerthaus de Berlin, se trouve un restaurant où Christoph Eschenbach semble avoir ses habitudes. Avant l’interview qu’il nous a accordée, le maestro y a fait une pause gourmande bien méritée au milieu des répétitions marathon du Freischütz, le chef-d’œuvre de Carl Maria von Weber. Encore en pleine pandémie et alors que les théâtres rouvrent très timidement, toutes les équipes de la célèbre salle de concert place du Gendarmenmarkt à Berlin sont mobilisées pour mener à bien les célébrations d’un double bicentenaire. En tête de proue du projet, Christoph Eschenbach dirige le Konzerthausorchester dont il est directeur musical depuis la saison 2019-2020. Le voir traverser la rue à notre rencontre réveille de nombreux souvenirs de mélomanes parisiens. Aux cours des dix ans qu’il a passé dans la capitale française se sont en effet tissés des liens qui restent très forts avec son public et surtout, avec les musiciens de l’Orchestre de Paris. Le chef n’a pas tout à fait quitté sa ville de cœur. Il a tenu à s’entretenir en français pour parler de Weber, de Paris et Berlin, de ses mentors comme Karajan et également, des nombreux jeunes talents qu’il a encouragés. A 81 ans, il reste toujours aussi curieux et animé de la passion que l’on peut lire dans son regard posé. Il est parfois des rencontres que l’on aimerait pouvoir poursuivre pour glaner encore plus d’anecdotes et apprendre davantage de la bouche d’un grand maître...
La saison 2019-2020 a été celle de vos débuts comme chef principal du Konzerthausorchester Berlin. Elle a été aussi marquée par l’arrêt brutal de toutes les activités avec la Covid. Comment avez-vous vécu cette période ?
Nous avons réussi à faire beaucoup de choses comme des émissions de radio et de streaming. Un disque avec le concerto pour piano, des ouvertures et quelques arias de Weber a été enregistré sous le label Alpha et également un double CD consacré au compositeur Franz Schreker, absolument intéressant, qui sortira chez Deutsche Grammophon. Nous avons pu continuer à travailler, c’est une chance. Il était important de le faire car nous devions préparer les festivités de deux bicentenaires. Le Konzerthaus, la magnifique salle dans laquelle nous résidons a été Inaugurée le 26 mai 1821 et quelques semaines plus tard a eu lieu la première mondiale du Freischütz de Carl Maria von Weber.
Le Konzerthaus était une salle d’opéra à l’origine ?
C’était même un théâtre qui portait le nom de Schauspielhaus. Tout au long du 19ème siècle et même au 20ème il a accueilli des opéras. La belle maison a été entièrement détruite pendant la guerre. Elle a été reconstruite ensuite puis reconfigurée par le gouvernement de l’Allemagne de l’Est comme salle de concert. Mais le Freischütz a été créé ici en version scénique.
Et exactement 200 ans plus tard, le 18 juin 2021, les notes de Weber résonneront de nouveau dans la salle…
Il paraissait évident que nous devions jouer l’opéra dans sa maison avec son orchestre. Pour assurer le spectacle, j’ai porté mon choix sur la Fura dels Baus et Àlex Ollé. Alors que nous sommes maintenant dans les répétitions finales, je peux dire que c’est une coopération très réussie avec cette équipe de mise en scène qui est absolument merveilleuse.
Avez-vous un regret de ne pas avoir de public dans la salle ?
Pour célébrer ce double jubilé en même temps, nous avons eu l’idée de mettre en scène la salle elle-même. Nous l’avons vidée de tous ses sièges et habillée de lumières et de dispositifs scéniques. L’orchestre est étalé sur l’ensemble de la scène et les chanteurs évoluent dans la salle occupée par des décors et des machineries impressionnantes. Malgré quelques difficultés techniques, nous avons réussi à faire un bon travail. Bien sûr, les circonstances sanitaires nous empêchent d’accueillir du public mais le spectacle a été pensé pour la télévision et sera diffusé et disponible toute l’année sur Arte-TV. Il sera projeté le soir même sur un écran géant dressé devant la très belle façade du théâtre. Nous avons dû faire quelques compromis.
On connaît votre amour pour les voix et pourtant lorsque l’on parcourt votre carrière, il semble que vous n’ayez pas dirigé tant d’opéras que cela ?
Quand même… dans les années 90 à la tête du Houston Symphony Orchestra, chaque saison j’ai dirigé une production au Grand Opera. Et bon, j’ai fait quelques Mozart à Salzbourg et à Paris, le Ring de Wagner au Châtelet avec Bob Wilson, une merveilleuse expérience car je le connaissais depuis les années 80. Nous avions collaboré à Stuttgart autour d’une production d’Alceste de Gluck. Et puis il y a eu le Mathis der Mahler de Hindemith à l’Opéra Bastille dans la mise en scène d’Olivier Py avec Matthias Goerne. J’aime diriger des opéras mais lorsque je peux avoir le temps de travailler la pièce du début avec l’équipe de production et les chanteurs. Cela demande du travail, des efforts et du temps !
Dietrich Fischer-Dieskau est-il le premier chanteur que vous ayez accompagné au piano ?
La toute première personne avec qui j’ai travaillé était ma mère qui était pianiste et chanteuse. Ensemble, nous avons surtout parcouru le répertoire des Lieder de Schubert, Schumann ou Wolf… ce qui a été une bonne préparation pour le travail avec Dietrich Fischer-Dieskau. Naturellement, c’était magistral !
Vous avez collaboré avec Elisabeth Schwarzkopf également ?
Non mais j’ai assisté à beaucoup de ses master classes à Zurich qui ont été de grandes leçons d’accompagnement. J’ai surtout joué avec Peter Schreier, Edda Moser ou plus récemment Renée Fleming et Matthias Goerne. Il y a une histoire entre les chanteurs et moi.
Comment s’est faite la rencontre avec le grand Liedersänger Matthias Goerne avec qui vous semblez nourrir une complicité évidente ?
Il m’a simplement demandé de faire un récital avec lui, très certainement parce que j’avais travaillé avec Dietrich Fischer-Dieskau auparavant. Nous avons joué et enregistré les grands cycles de Schubert et des programmes Brahms et Beethoven. Je pense à d’autres projets que je pourrais monter avec lui…
Lang Lang, Tzimon Barto, Ray Chen… la liste des jeunes artistes que vous avez mis en lumière est longue. Comment se sont faites ces rencontres ?
Je suis souvent sollicité par les jeunes artistes débutants qui me demandent si je peux les écouter. Cela m’intéresse toujours car il me semble important de partager mon expérience comme l’ont fait avant moi mes mentors Herbert von Karajan et George Szell. Je suis toujours curieux de découvrir de nouveaux talents qui ont à la fois quelque chose de traditionnel et de très personnel à dire au public. Cela a été le cas avec Tzimon, Lang Lang, Renée… et avec ce jeune flutiste grec Stathis Karapanos, merveilleux artiste et qui fait parler de lui maintenant.
Karajan a beaucoup compté dans votre vie d’artiste ?
En effet ! J’ai eu la chance comme pianiste de jouer de nombreuses fois sous sa direction à la Philharmonie de Berlin. Les conversations érudites que j’ai pu avoir avec lui après les répétitions ont été non seulement merveilleuses mais surtout très enrichissantes. Il a été un grand professeur et oui, un mentor.
C’est lui qui vous a encouragé à vous diriger vers la direction d’orchestre ?
Comme j’avais déjà eu l’occasion de me trouver face à un orchestre, j’étais très curieux de voir le travail de Karajan qui ne laissait pas les jeunes chefs ou les étudiants assister à ses répétitions. Seuls Claudio Abbado et moi avons été acceptés. Dans les années 80, alors que je venais de quitter la direction principale du Tonhalle-Orchester Zürich pour des raisons administratives, je l’ai croisé à Vienne et c’est là où il m’a dit que c’était une erreur de ne pas avoir un orchestre à soi. Alors que je me sentais plus libre de mes choix, il a insisté en me disant qu’il était important d’avoir un orchestre avec lequel il était possible de travailler régulièrement et de développer des projets artistiques.
A la fois pianiste et chef d’orchestre, vous avez deux carrières mais vous vous considérez plutôt comme un chef qui fait du piano ou l’inverse ?
Je me consacre 100% à l’orchestre et c’est d’ailleurs Karajan qui m’a donné le conseil. Naturellement, comme je fais de la musique de chambre et des récitals, je n’ai pas quitté complètement le piano mais l’orchestre me suffit bien assez comme ça ! (rires).
Vous avez été directeur musical de nombreux orchestres internationaux et curieusement, le Konzerthausorchester Berlin est seulement le deuxième orchestre allemand…
Oui, il y a eu Zürich, Houston, Philadelphie, le National Symphony Orchestra à Washington, le NDR Sinfonieorchester de Hambourg, l’Orchestre de Paris que j’aime beaucoup d’ailleurs et maintenant Berlin.
10 ans passés à la tête de l’Orchestre de Paris, vous en gardez un bon souvenir ?
Ah oui ! absolument. Cela a été une très belle aventure. Nous avons effectué un excellent travail et obtenu des beaux succès. Je suis toujours très heureux d’être de nouveau à l’Orchestre de Paris que je retrouve d’ailleurs à la Philharmonie de Paris à la rentrée. L’orchestre a depuis évolué. En recrutant de nouveaux membres avec une musicalité et un goût affirmé, il a appris à élargir son horizon musical en gardant sa qualité magistrale.
Pensez-vous que chaque orchestre possède sa spécificité ou pour être encore plus précis, qu’une formation comme l’Orchestre de Paris a un son spécifiquement français ?
Je pense toujours que les orchestres intègrent le monde sonore et la personnalité du chef qui les dirige. Même s’il est spécialiste d’un répertoire baroque, classique, romantique ou moderne, il doit produire le son et la virtuosité qu’il tire de ses connaissances du matériel et de la littérature musicale. Le style du compositeur et la personnalité du chef marchent ensemble, ce n’est pas un compromis.
A propos de répertoire, vous vous êtes également intéressé à la musique contemporaine et même jusqu’aux minimalistes américains…
C’était à l’occasion d’un disque que nous avons enregistré avec Houston. A Paris, il m’est arrivé fréquemment de travailler avec de nombreux compositeurs français, Dusapin, Escaich et Boulez naturellement, le père ! ce qui m’a permis d’apprendre et de connaître la musique moderne mais aussi celle des siècles précédents. Je me souviens lors du bicentenaire de la naissance de Berlioz d’avoir couplé la Symphonie fantastique avec une œuvre de Dalbavie. C’étaient des années merveilleuses.
Vous sentez une continuité berliozienne dans l’écriture de Dalbavie ?
Non pas une continuité mais une conscience de l’Histoire. La richesse de la culture est un privilège des Européens sur les Américains. Après des années, des siècles même passés aux Etats-Unis mon retour en Europe a été motivé par le manque.
Il paraît même que vous possédez toujours le piano Benstein sur lequel vous avez appris à jouer ?
Oui, c’est exact. Il s’agit d’un piano de 1893 qui était celui de ma mère et sur lequel j’ai fait mes principaux exercices de musique. C’est un très bel instrument qui est toujours accordé même si je ne travaille pas dessus. Il n’est pas au diapason d’aujourd’hui mais il conviendrait parfaitement pour les œuvres de Chopin, Liszt, toute cette écriture romantique.
Parlons de la nouvelle saison à venir, est-elle entièrement programmée ?
Nous en avons déjà construit le premier quart car la situation est toujours incertaine. Nous avons repris quelques concerts qui ont été annulés mais tous ne pourront pas se tenir à cause des agendas des solistes. Espérons que la pandémie sera définitivement terminée !
Le Freischütz de Weber est-il de nouveau à l’affiche ?
Freischütz est le chef-d’œuvre que nous devions monter cette année mais qui ne sera pas repris. C’est une œuvre populaire qui redeviendra à la mode car nous avons des voix pour l’interpréter comme celle de Jeanine de Bique. J’ai choisi cette excellente soprano car elle possède la voix et la musicalité idéale pour le rôle d’Agathe.
Propos recueillis le 15 juin 2021