Antonello Manacorda : « Je suis un chef omnivore ! »
On peut éprouver une certaine impatience avant de rencontrer un artiste. A la tête de la Kammerakademie de Potsdam depuis 11 ans, Antonello Manacorda mène une carrière exemplaire en Europe et outre-Atlantique invité par les plus grandes formations mais ce sont surtout ses disques qui, pour l’instant, entretiennent l’attente en France où il se produit encore trop rarement. Le chef franco-italien est pourtant très attaché à son deuxième pays (il est issu d’une famille noble bretonne installée depuis Napoléon dans le Piémont) avec un lien tout particulier avec le Festival d’Aix-en-Provence. En début de saison 2023-2024, son retour inattendu à l’Opéra national de Paris dans Don Giovanni est une belle surprise (par un jeu de chaises musicales, il remplace Alexander Soddy, initialement prévu, qui est appelé à diriger Lohengrin en place du démissionnaire Gustavo Dudamel). Aussi à l’aise dans le grand répertoire symphonique que dans la dentelle mozartienne, il appartient à cette nouvelle génération d’artistes qui refusent les cases. Entre baroque, classique et moderne, Don Giovanni de Mozart est sans nul doute l’œuvre phare où se dévoile le mieux sa sensibilité artistique et où se mêlent à la fois vie personnelle et carrière professionnelle. Entre deux répétitions à l’Opéra Bastille, l’interview qu’il nous a accordée s’est rapidement muée en conversation passionnante avec une liberté de ton et un sérieux que l’on retrouve dans sa direction. Il a évoqué son passage formateur de la fosse à la direction d’orchestre avec la figure tutélaire et bienveillante du grand Claudio Abbado. Il nous a été donné d’entendre Antonello Manacorda à Londres dans un Brahms où l’interprétation accomplie du chef révélait une vrai personnalité. Cette belle rencontre confirme que l’homme et l’artiste ne font qu’un et qu’il est grand temps de faire plus ample connaissance…
Vous êtes en pleine répétition de la nouvelle production de Don Giovanni à l’Opéra national de Paris avec, je crois, des artistes que vous connaissez bien ?
Je retrouve Kyle Ketelsen avec qui j’ai déjà fait de nombreuses représentations et surtout Peter Mattei. Nous avons débuté ensemble à Aix-en-Provence dans la fameuse production du Don Giovanni des 50 ans du festival avec le retour de Peter Brook à la mise en scène et la direction de Claudio Abbado et de Daniel Harding. J’étais violoniste solo du Mahler Chamber Orchestra et je suis même monté sur scène pour accompagner Don Giovanni dans sa sérénade. Quand j’y repense, je me dis que tout vient de là !
De cette production ?
Disons que Peter Brook nous a marqué à vie. Difficile d’imaginer aujourd’hui que les chanteurs ont travaillé trois mois avec lui aux Bouffes-du-Nord avant d’atterrir à Aix où nous avons fait ensuite, deux mois de répétition. Il y a eu quinze ou seize avant-premières ! C'était un travail toujours en devenir, une expérience de théâtre fascinante. Ce festival est resté gravé dans mon cœur avec l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes sur le plateau et dans la fosse. Le pari était osé pour le premier mandat comme directeur de Stéphane Lissner mais il a un instinct poussé et c’est quelqu’un qui sait écouter les artistes. Le Mahler Chamber Orchestra est devenu l'orchestre résident du festival et j’ai le souvenir qu’avec Andrea Zietzschmann, sa directrice qui est maintenant à la tête du Berliner Philharmoniker, nous avions rendez-vous à Paris chaque saison en septembre pour discuter des projets. Nous avons fait tellement de choses avec lui. J'ai été très gâté en fait !
Peter Mattei ravive des souvenirs ?
Oui et même si nous essayons de nouvelles choses, nous nous remémorons certaines phrases comme il y 26 ans. Je me suis d’ailleurs aperçu que j’ai souvent demandé aux Don Giovanni que j’ai pu diriger depuis, un naturel qui n’appartient qu’à lui ! J'ai Peter Mattei dans le sang (rires)… L’expérience que nous avons vécu a été tellement incroyable que lorsqu’Alexander Neef m’a proposé de venir, j'ai annulé mes engagements (je devais diriger La Traviata avec Lisette Oropesa à l’Opéra de Vienne). Je connais beaucoup de monde dans cette production comme Gaëlle Arquez qui a fait son premier Cherubino au Met avec moi. Et je retrouve l’orchestre !
Ce n’est que votre deuxième venue à l’Opéra national de Paris ?
Je devais diriger une reprise du Così fan tutte d’Anne Teresa De Keersmaeker mais la Covid est passée par là. Ensuite, Alexander m’a fait une proposition que j’ai déclinée parce que c’était une oeuvre nouvelle pour moi et je ne voulais pas me lancer sans connaître ni l’orchestre ni la maison. En début de saison 2022-2023, nous avons joué Die Zauberflöte et cela s’est tellement bien passé, nous nous sommes tellement bien entendus que j’ai l’impression de retrouver une famille. Je ne souhaite froisser personne mais l’Orchestre de l’Opéra national de Paris est le meilleur orchestre français. Nous avons d’autres projets qu’il est peut-être prématuré de dévoiler mais commencer avec Mozart est idéal car c’est un compositeur fondamental pour la constitution d'un corps orchestral. Il est à la base de tout et même dans le symphonique.
Cela ressemble à votre parcours finalement car à Potsdam vous dirigez un orchestre « Mozart » d’une quarantaine de musiciens ce qui vous a permis d’être invité par les plus grands comme Berlin, le Gewandhaus, etc. ?
Je dis souvent qu’il est facile de jouer Mahler lorsque l’on dirige déjà bien Mozart. L’inverse en revanche… Il faut toujours nourrir la base, l’essence de la musique orchestrale car tout commence avec Haydn, Mozart et Beethoven. Cette culture aide beaucoup comme lorsque nous avons fait les symphonies de Schubert ou Mendelssohn avec la Kammerakademie Potsdam. Même avec une formation réduite, vous entendez un grand orchestre. Quand la matière est déjà tellement incroyable, il est inutile de souligner ou de faire de la rhétorique.
Vous avez plutôt la réputation d’être un chef allemand ?
Sans doute parce que je réside à Potsdam depuis 23 ans et surtout parce que j’ai fait mes premiers pas avec Claudio Abbado qui était un chef de répertoire allemand.
Vous l’avez rencontré à la création du Mahler Chamber Orchestra ?
Tout a commencé au Gustav Mahler Jugendorchester où pendant cinq ans j’ai joué comme violon solo avec lui et d’autres chefs comme Pierre Boulez, des années en or. Abbado avait choisi de ne pas réauditionner chaque année certains d’entre nous pour constituer un noyau. L’âge limite atteint, nous formions un groupe soudé avec le désir de continuer ensemble. C’est dans un train qui nous amenait d’Edimbourg à Londres que nous lui avons parlé de notre projet. Nous avons sollicité son aide et il a dit : « évidemment ! ». Nous avons eu une chance incroyable, un alignement d’étoiles car Abbado était moins disponible pour le Chamber Orchestra of Europe basé à Ferrare et Stéphane Lissner venait tout juste de lui proposer de revenir à Aix. Il a dit « ok mais est-ce que je peux venir avec ce tout nouvel orchestre et ce jeune chef, Daniel Harding ? » et Lissner a dit « banco ! »
Et le passage de la fosse à la baguette ?
L’histoire a commencé à Aix, encore une fois ! Après la saison annulée avec les intermittents du spectacle, le Festival s’est retrouvé dans une situation financière compliquée. Stéphane Lissner a eu l’idée d’exploiter le domaine du Grand Saint-Jean et sa belle acoustique pour faire une série de concerts symphoniques avec nous. Un directeur artistique italien vient me voir à l’issue d’une représentation pour me proposer de diriger La Clemenza di Tito de Mozart. Je trouve l’idée étonnante mais sachant que cet homme a découvert des personnalités comme Corrado Rovaris ou Daniele Gatti, l’idée fait son chemin. J’en parle quelques temps après à Simon Rattle qui avant même que je lui pose la question me dit « je sais ce que tu vas me demander. Il faut que tu le fasses absolument ! ». Lui aussi avait senti quelque chose dans ma façon de jouer comme violon solo dans l’orchestre. Je dirige donc mon premier opéra, très mal, pour AsLiCo (une compagnie d’opéras itinérants basée dans le nord de l’Italie) puis je reviens vers Simon avec la vidéo. Il me conseille alors de prendre des cours avec Jorma Panula le célèbre professeur finlandais.
C’est évidemment un autre métier…
Avec la technique de base pour comprendre un langage et le développer, un chef doit savoir appréhender les lieux et travailler avec des artistes toujours différents. Panula disait : « Tu es là pour aider, pas pour perturber le musicien ». Un soliste produit son son tandis que le chef doit l’anticiper et c’est ce qui est vraiment frappant les premières fois où l’on dirige. Depuis, j’ai complètement arrêté le violon. Le travail avec ce professeur émérite a été passionnant. Les répétitions étaient filmées et l'après-midi, nous les regardions ensemble. L'autocritique est exactement ce que nous faisons dans la minute lorsque l’on dirige un orchestre. Nous regardons toujours du dehors. Panula ne contestait jamais nos choix musicalement mais il fallait avoir un point de vue et savoir ce que nous voulions faire.
Vous avez tout de suite pris la direction de la Kammerakademie Potsdam ?
Mes premiers concerts ont été faits à la tête d’I Pomeriggi Musicali de Milan, la formation avec laquelle j'avais fait cette Clemenza et qui cherchait un chef permanent. Encore un bon alignement de planètes parce que c'était comme trouver la salle de sport où s’entraîner, exactement ce qu'il me fallait pour commencer. Ensuite j’ai pris la direction de Potsdam et du Het Gelders Orkest pour le répertoire symphonique plus important. Je n’ai fait que des concerts pendant sept ans avant de revenir à l'opéra.
Et pourtant, il était là dès le départ ! Aujourd’hui, vous vous considérez plus comme un chef symphonique ou lyrique ?
Je suis un chef omnivore ! Ce qui m’intéresse, c’est d’apprendre de tout le monde. En tant qu’artiste, je me nourris de tout ce que je fais donc je ne pourrais jamais jouer que Mozart ou Brahms ou Verdi. Je n’aime pas trop la spécialisation qui met dans des tiroirs. Faire « carrière » ne m’intéresse pas. Bien sûr, il faut l’envisager mais ce doit être juste un moyen pour faire de la musique en plus haut niveau. J’aime diriger des orchestres aussi différents que le Balthasar-Neumann-Ensemble ou la Sächsischen Staatskapelle Dresden.
Votre position justement par rapport aux instruments d’époque ? A Potsdam, ils sont plutôt modernes…
Oui, mais j'ai toujours les cuivres anciens parce qu’ils donnent une couleur particulière. Vous savez, faire un son « cultivé » ou « historiquement informé », cela se passe avant tout dans la tête du musicien. Nous arrivons très bien à reproduire les articulations avec des instruments modernes. Il est révolu le temps où nous pensions « catégories ». Les baroques et les modernes, pour simplifier, ne vivent pas sur deux îles distinctes. Regarder ce que fait Rattle ou même Abbado. Lorsqu’il a abordé son premier Così fan tutte à Ferrare, nous avons joué sur des cordes en boyau et avec des trompettes naturelles. Il avait un intérêt, une curiosité et il restait toujours ouvert à toutes les propositions. C'est la plus grande leçon que je retiens de lui.
Vous étiez également présent à ses côtés lors de la reformation du Lucerne Festival Orchestra ?
Il revenait après sa longue maladie et nous étions tous là pour lui. Pour recréer l’orchestre, son idée a été de partir du cœur du Mahler Chamber Orchestra et d’inviter dans les rangs les amis solistes qu’il aimait. Il y avait là, Kolja Blacher et moi et derrière nous, les Capuçon, les membres du Quatuor Hagen… Nous étions prêts à tout faire pour lui et s’il nous avait demandé de nous jeter par la fenêtre, nous l’aurions fait ! Les Malher, Bruckner et La Mer de Debussy que nous avons joués ensemble sont juste incroyables.
Vous avez l’impression de créer une famille avec les solistes avec qui vous jouez ?
Ah oui, toujours ! A force de travailler ensemble, de communiquer pour se comprendre, vous finissez par être comme connectés avec votre soliste. Récemment au Festival de Salzbourg, nous avons donné un concert Mozart avec Golda Schutz qui est une grande amie. C'était comme ouvrir les portes du boudoir où nous partageons nos secrets. L'âme étant à nu, la musique est la plus haute forme de communication. Je peux vous parler pendant cinq heures et pourtant, vous en apprendrez beaucoup plus sur moi sur scène.
Il est question que vous quittiez votre orchestre à Potsdam où vous êtes en poste depuis 11 ans ?
Cette saison et celle d’après seront les deux dernières et bien évidemment, je resterai lié à Potsdam toute ma vie. D’abord, c’est une très belle ville qui possède une très belle salle. Vous savez qu’elle a été conçue par un architecte français, Rudy Ricciotti ? Je quitte la Kammerakademie Potsdam avec le sentiment d'avoir fait mon devoir, d’avoir amené l’orchestre un peu plus loin.
Vous avez déjà un nouvel orchestre en vue ?
Pour l’instant, non ! Et pour tout vous dire, le poste à Covent Garden ou celui au Helsinki Philharmonic Orchestra me tentaient beaucoup musicalement mais j'ai trop de travail pour prendre le temps de me projeter. Il y a deux genres de chefs : les invités qui parcourent le monde et les chefs qui aiment une stabilité. Je fais résolument partie du deuxième groupe ! J'aime m'établir dans un lieu, d’y travailler avec les gens pour pouvoir toujours approfondir. Il y a des endroits privilégiés où je reviens avec grand plaisir comme ici à Paris où l’on peut prendre le temps de construire quelque chose. C’est la même chose à Vienne mais uniquement avec les nouvelles productions, le répertoire ne vous offre pas autant de liberté. Quant aux orchestres, après avoir dirigé le Berliner Philharmoniker, le Gewandhausorchester Leipzig ou la Sächsiche Staatskapelle de Dresde, je me suis rendu compte que j'atterrissais dans des aéroports top classe mais qu’au quotidien, le niveau en dessous me convenait plus…
Parlons de votre actualité…
Heu… Il y a Covent Garden où je vais chaque année, avec une nouvelle Carmen et Les Contes d’Hoffmann. La coproduction devait être créée à Londres mais avec la Covid, Venise viendra avant.
Quelle partition allez-vous utiliser ?
C'est un gros problème car j’aimerais utiliser l'édition Schott, la plus complète qui a été regroupée par Jean-Christophe Keck et la seule édition « urtext » mais les droits sont excessivement élevés et même une maison comme le Royal Opera House n’a pas les moyens. C’est dommage surtout parce que j'ai assisté Marc Minkowski à Lyon lorsqu’il a redonné cette partition dans la production de Laurent Pelly.
Parlons également de votre actualité discographique…
Nous sommes au milieu d’une intégrale des symphonies de Beethoven et je pressens votre question : A-t-on besoin d’une intégrale de plus ? Je me suis posé la même mais si l’on réfléchit, nous allons au concert où nous pouvons écouter plusieurs fois la même œuvre. Il en est de même pour le disque. Et puis, nous avons enregistré les symphonies de Mendelssohn, de Schubert. Nous avons fait deux CD Mozart dont un avec Lisette Oropesa (un nouveau autour des héroïnes de Da Ponte est en préparation avec Golda Schutz et des amis). Comme je vais quitter l'orchestre dans deux ans, c’est sans doute le plus beau témoignage que je puisse laisser de notre jeu avec sa conscience étymologique et philologique sur instruments modernes.
Vous ne ressentez pas une intimidation en pensant à tous vos prédécesseurs ?
Je dois vous avouer que je n’écoute jamais de la musique car je la lis, je la fais et que cela prend tout mon temps ! Quand je suis sur la partition, j'entends plus ce que j'ai eu moi-même l’occasion de jouer avec des chefs aussi différents qu’Harding ou Abbado mais pas vraiment des références du disque. J'essaie de rester fidèle à Beethoven, de comprendre ce qu'il a écrit en me souvenant des propos de Chéreau, « le résultat n’est jamais ce qu'on imaginait parce que y a des forces humaines qui se rencontrent ». Il y a toujours des surprises, des découvertes, des suggestions. Je vous invite à écouter le résultat !
Après Beethoven, quelle musique vous tente ?
Nous sommes sur les symphonies de Schumann que j'adore sans pour autant avoir planifié un enregistrement. Brahms, que j'aimerais graver un jour pour y mettre une touche mahlérienne.
Il y a une filiation avec Der Freischütz de Weber que vous avez dirigé assez souvent ?
C’est effectivement dans l’ADN de Potsdam. Après Schubert et Mendelssohn, c’est exactement ce qu’il convient de faire peut-être plus que Wagner. Beaucoup de chanteurs me réclament d’aborder ses opéras mais il faut du temps et du calme. Dans le futur, je planifie des pièces de Richard Strauss après avoir fait toute sa musique symphonique. Comme l’école de Vienne et Mahler sont un peu ma prédilection, la musique de Strauss qui vient de Mozart me donne très envie. On verra…
Propos recueillis le 7 septembre 2023