Un lapin à Lucerne perturbe la journée des Dames
Le KKL de Lucerne, salle prestigieuse de Jean Nouvel, accueille les plus grands artistes à longueur de saison mais lorsque Martha Argerich déclare forfait alors qu’elle est pianiste associée du festival Le Piano Symphonique, la fête est-elle gâchée ? Réponse…
Ce devait être le point d’orgue du Festival haut de gamme « Le Piano Symphonique ». Hélas ! La grande Martha Argerich a annoncé le matin même qu’elle ne pourrait se joindre à la joyeuse équipe spécialement réunie autour d’elle pour interpréter le Carnaval des animaux de Saint-Saëns, sur la scène de la majestueuse salle du KKL de Lucerne. La journée du 17 janvier 2025, plutôt morose, n’a cependant pas été gâchée puisque d’autres artistes se sont produites dans un riche programme gentiment audacieux. En ne choisissant que des pièces de Mendelssohn et une œuvre de Suk, Beatrice Rana et Kiveli Dörken ont su apporter la qualité attendue aux rendez-vous musicaux comme l’ont fait deux de leurs collègues masculins lors de concerts en demi-teinte.
Un Mahler annonce l’annulation de Martha Argerich
Comment blâmer la plus grande pianiste au monde ? À 83 ans, Martha Argerich est assurément une légende mais rappelons que sa réputation s’est également construite sur ses nombreuses annulations. Alors qu’ils s’apprêtaient à assister au concert du midi au Kunstmuseum Luzern, les festivaliers ont pris la nouvelle avec philosophie. La jeune pianiste Kiveli Dörken s’y produisait avec les membres du Luzerner Sinfonieorchester qui ont joué le Klavierquartettsatz de Mahler et le quintette pour piano de Josef Suk, sans démériter mais plutôt en accompagnateurs car la personnalité de la soliste a pris le dessus sur l’ensemble. L’acoustique de la salle trop petite pour accueillir de la musique de chambre n’aura pas aidé à apprécier les timbres des instrumentistes. Kiveli Dörken a interprété les Vier Balladen de Brahms avec un touché pas toujours assuré mais une détermination convaincante dans l’ensemble. Une atmosphère brumeuse apportée à la deuxième pièce séduit tandis que les tempi de la troisième, trop compacts, manquent de respiration. La pianiste a compris la difficulté du lieu en n’exagérant la musique à aucun moment. C’est dans le quintet pour piano de Suk où elle est à son meilleur combinant expressivité et maîtrise.
Du Mendelssohn, encore du Mendelssohn, rien que du Mendelssohn !
Felix Mendelssohn est certes bien plus connu que le compositeur tchèque Josef Suk et pourtant, proposer un concert exclusivement consacré au grand romantique est un pari que seule une artiste affirmée peut prendre sans risque. Le concerto pour piano n° 1 de facture plutôt classique ne jouit pas de la même réputation que ses deux concertos pour violon. Il n’empêche que la virtuosité du premier et du dernier mouvement et la douceur de l’Andante ont de quoi séduire les solistes et les mélomanes. Beatrice Rana joue avec évidence cette partition dont elle tire le meilleur. La fougue du Molto Allegro con fuoco n’est pas prétexte à une surcharge d’effets tandis que le Presto final impressionne grâce à l’agilité et à la précision de la pianiste. Elle imprime sa marque dans une virtuosité contenue et un rythme bien marqué accompagné d’un détachement séduisant. Michael Sanderling à la tête du Luzerner Sinfonieorchester a oublié les écueils de la veille en dirigeant son orchestre avec légèreté. En ouverture de concert, l’ouverture Die Hebriden, très traditionnelle, permet d’apprécier l’ensemble dans un répertoire qui lui convient bien. Le déroulé du concert a laissé place au récital « tout Mendelssohn » de Beatrice Rana. Seule sur scène, l’artiste a habilement choisi quelques pièces principalement issues des fameuses Lieder ohne Worte, alternant les rythmes et les atmosphères. La délicatesse du touché est assez remarquable dans un jeu très simple en apparence. L’artiste se déchaîne avec une belle virtuosité qui ne tombe pas dans le tape-à-l’œil. Dans le Scherzo extrait des Trois Fantaisies ou Caprices, elle semble s’amuser des difficultés avec de superbes nuances en prime, comme un enchantement. Agréablement chanté, l’opus 67, n° 2 (la célèbre pièce nommée « Illusions perdues ») où l’on entend plus le piano que la voix clôt la partie récital avant le bis et une « fileuse » prise à toute allure mais superbement colorée.
Amputé de deux mains, le Beethoven sacrifié !
Suite au lapin posé par Martha Argerich, les quelques modifications apportées au programme de la deuxième partie du grand concert du soir ont sans doute déséquilibré l’événement qui devait se terminer en apothéose avec Le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. L’arrangement pour huit mains de l’Allegretto de la symphonie n°7 de Beethoven a été remplacé par un charmant bien qu’anecdotique Rondeau Brillant de Carl Czerny à six mains où Lilya Zilberstein était entourée d’Anton Gerzenberg et Daniel Arkadij Gerzenberg, ses deux fils. Les deux garçons se sont séparés les Danses symphoniques de Rachmaninov, l’un devenant le tourneur de page de l’autre. Anton se montre plus précis et plus à l’aise que son frère Daniel qui joue un partition pas suffisamment vécue. Les trois solistes ont été cependant accueillis pas une ovation un rien étonnante, Lilya et les garçons ayant fait du bon travail sans éclat particulier. Anton Gerzenberg au piano fera preuve de beaucoup d’esprit dans la suite du concert aux côtés de David Chen, autre pianiste remarqué de la famille Argerich. Avec les amis, la réunion a bien eu lieu puisque Annie Dutoit-Argerich, excellente récitante, est la fille de… tandis que David n’est autre que son petit-fils (qui a aussi Vladimir Ashkenazy comme grand-oncle). A une ou deux exceptions, les autres solistes issus des rangs du Luzerner Sinfonieorchester n’ont pas compris l’esprit du Carnaval des animaux. Pastiche musical, l’œuvre uniquement destinée à ses amis artistes ne devait pas être éditée, Saint-Saëns craignant que cela n’entache sa réputation de compositeur sérieux. Avec les pianistes, Gregory Ahss au violon est le seul a nous avoir convaincu en nous faisant rire. Aucune plume ne dépasse du Cygne de Samuel Niederhauser, très beau alors que le contrebassiste peine à dessiner son Eléphant. Ce n’est pas l’absence de Martha qui a gâché la fête mais finalement trop de sérieux ! Il n’empêche qu’avec sa pléiade de stars, le festival « Le Piano Symphonique » du Luzerner Sinfonieorchester vaut largement la peine d’être vécu malgré les petites réserves critiques.