Martha Argerich et Yunchan Lim toutes générations confondues à Lucerne
Martha Argerich se fait de plus en plus rare. Artiste associée du Festival le « Piano Symphonique » à Lucerne, elle n’aura finalement participé qu’à un concert où elle a partagé l’affiche avec Yunchan Lim, pianiste de soixante ans son cadet. Compte-rendu…
Avec Martha Argerich comme artiste associée, le Festival le « Piano Symphonique » suscite un vif intérêt en proposant des affiches spectaculaires. Lors de cette quatrième édition, la légende vivante du clavier était bien présente le 16 janvier 2025, sans pour autant être l’artiste vedette de la journée. En effet, les concerts du soir construits sur un canevas atypique s’articulent comme un opéra autour de deux entractes qui permettent d’apprécier les encas au bar du KKL (le Kultur- und Kongresszentrum Luzern). Le jeune pianiste de 20 ans, Yunchan Lim, nouvelle coqueluche d’un public coréen très mordu, s’est diversement illustré dans le fameux Concerto pour piano n°2 de Rachmaninov puis seul, lors d’un récital Tchaikovsky. En cette journée intense, dans un grand brassage de générations, les festivaliers ont pu entendre le plus jeune lauréat du Concours international de piano Van Cliburn mais également Daniel Ciobanu, 34 ans, médaillé d’argent du Concours Arthur Rubinstein de Tel Aviv de 2017 et enfin Martha Argerich qui, on le sait, a construit sa légende au Concours Chopin.
Des tableaux d’une exposition colorés mais sans impression
La petite salle d’une centaine de places du Kunstmuseum Luzern n’est assurément pas faite pour accueillir un récital de piano, couvercle grand ouvert. Entouré d’oeuvres de Maya Dunietz (une cinquantaine de haut-parleurs accrochés au mur), Daniel Ciobanu qui se produisait dans le cadre des récitals du midi n’a sans doute pas mesuré l’impact de certains forte bien agressifs ! Le programme du récital agréablement construit a été commenté par l’artiste comme cette pièce de Rodion Chtchedrine, « un détective qui mènerait une enquête ». Ainsi présentée, Basso ostinato est intéressante comme l’Aria extraite de la suite pour piano de Friedrich Gulda jouée avec sensibilité. Les Tableaux d'une exposition de Moussorgski était la grande œuvre attendue où l’artiste se devait de briller. Malgré un Gnomus bien senti avec un piano sec et quelques effets qui semblent calculés, Il Vecchio Castello manque de mystère. La palette de couleurs de Ciobanu est suffisamment large et pourtant, cette exposition est parcourue sans grande émotion. Un Ballet des poussins assez bien vu et des Catacombæ expressionnistes font regretter l’absence de prise de risque dans Bydło ou la sagesse générale dans ses tableaux qui ne laissent finalement aucune impression. Enescu, Prokofiev et Liszt dans cette forêt de décibels n’arriveront pas à effacer la déception car l’artiste a du métier et mérite sans aucun doute des Tableaux mieux observés dans une salle plus adaptée.
Vingt printemps et pourtant, c’est l’automne qui domine
Alors qu’il est auréolé d’une réputation enviable, Yunchan Lim n’a que partiellement convaincu dans le Concerto pour piano n°2 de Rachmaninov. Le très jeune pianiste de 20 ans possède une maîtrise technique évidente mais peut-on se plaindre d’une mariée trop belle ? Le premier mouvement souffre de l’apesanteur d’un orchestre pâteux où l’artiste semble trop dans le contrôle. A la tête du Luzerner Sinfonieorchester, Michael Sanderling se contente d’accompagner sans réellement dialoguer. Clarinette, flûte et piano trouveront le ton juste de l’émotion dans un deuxième mouvement Adagio sostenuto convainquant. Le troisième laissera une impression mitigée avec une virtuosité parfaite mais un peu vaine. C’est dans l’abandon que l’on apprécie Yunchan Lim et l’acte II de la soirée a été son moment alors qu’il a signé sans aucun doute, une des plus belles pages du Festival le « Piano Symphonique » 2025. Revenu seul sur scène pour interpréter Les saisons de Tchaikovsky, un silence admiratif ne le quittera plus. Les pièces se feuillettent mois par mois avec un art consommé de la nuance, de la mesure et enfin, de l’abandon. La légèreté des flocons de neige d’avril, les couleurs des Nuits blanches de mai, le rythme charmant de décembre sont rendus avec grâce. Ponctuée et délicate, La Chanson d’automne d’octobre offre un moment suspendu où se devine la sensibilité d’un très bel artiste. En bis, l’aria des Variations Goldberg de Bach, tube s’il en est, est magnifiquement joué avec humilité et d’infinies nuances toujours intelligibles.
Même pour quinze minutes de musique, lorsque Martha parait !
Certains pianistes font preuve de maturité à 20 ans et d’autres, à 83 ans, d’une éternelle jeunesse. Voir Martha Argerich sur scène est un privilège rare, lorsqu’elle n’annule pas ! Pour la dernière partie de cette soirée considérable, la très grande dame du piano est venue accompagnée de la violoniste Janine Jansen et du violoncelliste Mischa Maisky qui faisait son grand retour sur scène après quelques mois de convalescence. Le surprenant programme du concert intitulé « Martha Argerich & Friends» n’a été connu qu’à la dernière minute. Il est en effet peu commun de proposer un trio de Haydn d’à peine quinze minutes pour toute réjouissance. Trois généreux bis sont venu doubler la longueur du concert qui a mis le public déchaîné, debout. Après la force du Rachamninov et les subtilités de Yunchan Lim dans Tchaikovsky, la facture classique du trio pour piano n° 39 de Joseph Haydn, le « Zigeunertrio » a quelque peu détonné. Les trois exceptionnels solistes charment avec facilité grâce aux timbres magnifiques de leur instrument, Mischa Maisky subjuguant même avec son vibrato de légende. L’ensemble prend vie dans le dernier mouvement avec la joie communicative de jouer ensemble. En bis, Mendelssohn et Schumann sont venus compléter la pièce avec les mêmes qualités interprétatives qu’il semble superflu d’énumérer lorsque l’on se trouve en présence de tels géants de la musique. Une transcription pour violoncelle et piano du Lied de Schubert Du bist die Ruh d’une absolue beauté nous a transporté dans un autre monde. Ce concert d’un autre genre est à prendre comme un cadeau car ce fut le seul en présence de Martha Argerich, visiblement trop fatiguée pour honorer ses autres engagements.