Evgeny Kissin inaugure son projet Chostakovitch à Lucerne avec des hauts et des bas

Quand l’un des plus grands pianistes actuels, Evgeny Kissin, est la colonne vertébrale d’un projet Chostakovitch dans le cadre d’un Festival haut de gamme, l’excellence doit être au rendez-vous. Ses partenaires sont-ils tous sur les mêmes sommets ? Réponse…

Evgeny Kissin & Kopelman Quartett “Le Piano Symphonique” © Philipp Schmidli

Inscrit dans la saison du Luzerner Sinfonieorchester, le festival le « Piano Symphonique » condense en quelques jours les temps forts avec une myriade d’étoiles du clavier. La légendaire Martha Argerich étant artiste associée, les plus grands pianistes du monde se donnent rendez-vous à Lucerne, sur les bords du lac des Quatre-Cantons où trône le KKL, salle moderne réputée. Après quelques concerts donnés par Fazil Say, Leif Ove Andsnes et Stephen Kovacevich, la soirée du 15 janvier 2025 était entièrement dédiée à un compositeur à la mode. Mort il y a 50 ans en 1975, Dmitri Chostakovitch est au cœur de l’actualité musicale cette année, grâce notamment à une autre légende du piano. Enfant prodige, Evgeny Kissin est l’un des plus illustres artistes de sa génération qui a choisi un programme en trois parties pour illustrer le génie du compositeur russe. Avec des mélodies, un trio et un quintette, le pianiste s’est entouré de camarades qui, hélas, ne se hissent pas toujours à la hauteur de son talent.

Chostakovitch en fin de course, certains interprètes aussi !

Gidon Kremer, Evgeny Kissin & Giedrė Dirvanauskaitė - “Le Piano Symphonique” © Philipp Schmidli

Evgeny Kissin est à l’initiative d’un ambitieux projet Chostakovitch initié à l’occasion du 50ᵉ anniversaire de la mort du compositeur (il y consacre une bonne partie de sa saison). Outre les Vingt-quatre Préludes, l’œuvre pour piano seul n’est pas des plus exaltantes pour composer un programme de récital piano « 100 % Chosta ». Pour autant, l’artiste n’a pas cédé à la facilité en choisissant des pièces plutôt rares mais tout de même représentatives de l’art du maître. Ouvrir le concert avec les Quatre Strophes du capitaine Lebiadkine est assez étonnant car la dernière œuvre vocale composée par Chostakovitch est une série de saynètes très expressive. En interprétant le texte avec conviction et un certain allant, Alexander Roslavets ne laisse aucun répit au spectateur plongé en apnée dans l’univers de Dostoïevski (les textes sont extraits des Possédés). La talentueuse basse dialogue avec la piano inspiré de Kissin, rendant à la perfection l’ironie grinçante de Chostakovitch. Les douze minutes de musique sont passées bien vite avec deux artistes au sommet. C’est avec le Quintette avec piano que le compositeur a mis fin à sa carrière de pianiste concertiste. L’idée traverse l’esprit en écoutant le Quatuor Kopelman bien moins animé qu’Evgeny Kissin. Même s’il se fond parfaitement dans l’ensemble, le pianiste domine largement ses partenaires accentuant même l’impression d’un concerto. Effacé dès le premier mouvement, le premier violon, au jeu trop désincarné, parvient cependant à insuffler une certaine émotion à l’Adagio avant un Scherzo qui manque de mordant et de vigueur. Dans le sublime Intermezzo, violoniste et violoncelliste trouvent le ton juste entre mystère et évanescence bientôt rejoint par l’altiste au beau vibrato. Kissin donne non seulement la pulsion mais détermine les couleurs. Dans le dernier mouvement, il se transforme en une impressionnante machine implacable qui jette définitivement dans l’ombre ses accompagnateurs bien trop fades.

Evgeny Kissin en trio et en osmose avec la solaire Chen Reiss

Evgeny Kissin, Chen Reiss, Rachel Frenkel & Michael Schade - “Le Piano Symphonique” © Philipp Schmidli

La comparaison devient cruelle en deuxième partie alors que Gidon Kremer et Giedrė Dirvanauskaitė ont rejoint Evgeny Kissin. Les trois artistes au diapason ont partagé la même intensité dès les premières notes du premier mouvement du Trio pour piano, violon et violoncelle n° 2. L’évidence s’installe dans un deuxième mouvement où les artistes répondent aux exigences de la virtuosité sans trop d’accidents. Ils livrent une leçon de nuances dans le Largo où chaque soliste maîtrise son instrument pour offrir d’infinies variations et, apanage des plus grands, sans que jamais un talent ne se distingue des autres. Le tempo retenu de l’Allegretto (avec ce thème traditionnel juif qui sera repris dans le 8ème Quatuor) permet cette longue montée avec précision et force où transparait un grand art. Le concert s’est conclu avec du chant et le cycle de mélodie Des Poésies populaires juives. Accompagnés par Kissin, trois chanteurs se sont partagés, avec des bonheurs divers, les onze pièces écrites d’après des traductions russes de poèmes populaires yiddish. Tandis que la mezzo Rachel Frenkel peut s’appuyer sur son timbre sombre de babouchka pour incarner ses parties, le ténor Michael Schade compte aujourd’hui plus sur l’expressivité que sur la beauté de sa voix. Chen Reiss, en revanche, fait chavirer à chaque intervention. Longues phrases tenues, aigus d’une justesse cristalline, intelligence du texte, la soprano est l’égale de son accompagnateur souverain ici aussi. En proposant un concert Chostakovitch original, Evgeny Kissin a conquis le public même si l’on peut regretter que les intervenants ne se soient pas tous hissés sur les mêmes sommets.

Evgeny Kissin & Artists - “Le Piano Symphonique” © Philipp Schmidli