Un Faust effroyable domine encore l’Opéra de Paris
Faust de Gounod est l’un des piliers du répertoire français. Aussi lorsque l’Opéra national de Paris reprend le chef-d’œuvre avec une distribution très excitante, les attentes du mélomane sont fortes. Saisi d’effroi, les images marquantes l’ont ébranlé. Explications…
Faust et Carmen sont à l’Opéra national de Paris ce que les pyramides sont à l’Egypte, des monuments incontournables de la culture qu’il n’est pas souhaitable de défigurer. Les tenants de la tradition ont été pourtant bien bousculés en 1975 avec la production révolutionnaire (et scandaleuse pour l’époque) de Jorge Lavelli. Après une petite quinzaine de reprises, la mise en scène modernisée est entrée dans la légende. Après la dernière reprise de 2003, les décors monumentaux de Max Bignens ont même été pleurés lorsque l’on a appris leur destruction. Après un ratage complet de Jean-Louis Martinoty (2011) et une production anecdotique de Jean-Romain Vesperini (2015), le metteur en scène allemand Tobias Kratzer a présenté un nouveau Faust en pleine crise du Covid, avant de retrouver le public en 2022. Ce 26 septembre 2024, l’Opéra national de Paris a donc accueilli la deuxième reprise du chef-d’œuvre de Gounod dans une version plutôt radicale, rappelant qu’à Bastille, la tradition est la destruction des monuments !
D’inquiétants men in black au service du démon
Depuis Rolf Liebermann, mythique directeur de la grande boutique qui a fait entrer la modernité à l’Opéra national de Paris en même temps que les jeans, les débats esthétiques entretiennent la fracture entre les anciens et les modernes. Tobias Kratzer qui semble avoir compris qu’il ne satisferait jamais personne, choisit un entre-deux gagnant. Sur scène, dans un grand appartement d’intellectuel, les ébats d’un homme mûr (l’acteur Marc Diabira, double de Faust âgé) avec une prostituée seins nus ne sont en rien provocateurs. Ils introduisent la désespérance de Faust dans une modernité de tous les jours, banale. La dimension fantastique n’est pas éludée pour autant avec Méphistophélès, la plume au chapeau (en réalité une huppe qu’il jette en l’air) entouré de sbires vêtus de noir, diablotins et incubes inquiétants. Kratzer suit à la lettre le célèbre livret inspiré de Goethe en respectant les différents tableaux, souvent impressionnants (grâce aux décors très réalistes de Rainer Sellmaier). Les deux héros survolent Paris, se posent près d’une gargouille avant d’enflammer Notre-Dame. On valse en boite de nuit dans un quotidien intelligemment rendu. Jeune fille d’une banlieue désargentée, Marguerite est attirée par des bijoux trop clinquants soulignant subtilement sa modestie. Tobias Kratzer fait subir au chef-d’œuvre une actualisation d’autant plus réussie qu’elle respecte toujours le propos en donnant à voir du grand spectacle.
Un mort sur scène n’empêche pas Méphistophélès de conduire le bal
La superbe direction attentive et ciselée d’Emmanuel Villaume et une distribution proche de l’idéal contribuent au succès de cette reprise. Actrice émouvante, Amina Edris ne domine pas tout à fait la tessiture de Marguerite. Sa voix de soprano parfois engorgée trouve ses limites dans la dernière scène exigeante mais elle forme néanmoins un couple crédible avec Pene Pati. Son époux à la ville faisait ses tout premiers pas dans le rôle de Faust devant le public parisien et international, une gageure pour le ténor samoan (qui succède à Benjamin Bernheim) dont on admire la diction française impeccable. Quelques sons ouverts n’empêchent pas le charme d’opérer notamment dans le célèbre « Salut, demeure chaste et pure » susurré, abordé comme une mélodie avec un sens du mot et une émotion magnifiquement rendue. Autre grande styliste, Marina Viotti donne une leçon de chant en Siebel qu’elle incarne avec grande classe. Valentin trouve en Florian Sempey (déjà à l’affiche en 2021 et 2022) l’interprète idéal. Le baryton français est encore plus impressionnant d’aisance avec un aigu éclatant et une reprise piano dans l’air « avant de quitter ces lieux » d’un très bel effet, exemplaire même ! Le comédien est également bouleversant dans une mort très réaliste et marquante. Avec Amin Ahangaran en Wagner (artiste remarqué de la Troupe de l’Opéra national de Paris) et Sylvie Brunet-Grupposo (Dame Marthe) toujours irréprochable, Alex Esposito est saisissant en Méphistophélès. Même si la diction du baryton-basse italien est perfectible et que quelques graves se perdent parfois, il a compris l’esprit du personnage à la fois histrion et effrayant en survolant les difficultés de l’écriture. « Le veau d’or » est chanté avec des notes grasseillées, un ajout de couleurs bienvenu au théâtre. La rentrée parisienne ne peut faire l’impasse sur ce Faust, un grand spectacle parfaitement distribué et une reprise idéale à ne surtout pas louper.