Lisa Batiashvili : « j’apprécie encore plus chaque minute passée sur scène »
Rencontrer Lisa Batiashvili pourrait facilement s’avérer intimidant. La grande violoniste internationale qui se produit chaque année avec les orchestres les plus illustres au monde possède une carrière rêvée, sans doute au-delà de l’exemplaire. Elle s’empare de son instrument à tout juste quatre ans et suit les cours avisés de ses parents musiciens. La jeune fille fuit la Géorgie pour s’installer en Allemagne où elle poursuit sa formation à Hambourg puis à Munich (où elle réside toujours avec sa famille). Son contrat d’exclusivité avec la firme Deutsche Grammophon et une discographie enviable lui permettent de rayonner au-delà des salles de concert où chaque apparition lui vaut succès critique et public. Elle vient tout juste de sortir un nouvel album intitulé « City Lights ».
Le lendemain du grand Concert de Paris du 14 juillet 2020 sous la Tour Eiffel, CCC a eu la chance de la rencontrer aussi abordable que sincère et spontanée. D’un naturel charmant, avec le chien Cookie à ses côtés et la venue inopinée des membres de la famille, elle nous a tout simplement invité dans son quotidien d’artiste moderne qui semble aussi à l’aise avec sa vie de famille qu’avec sa technique instrumentale impressionnante. Petit moment chaleureux de vie partagé avec une artiste hors norme entre simplicité et excellence avec un discours engagé, la signature des plus grands !
Quel impact a eu la Covid sur votre carrière ?
Il y a eu d’abord beaucoup de tristesse avec toutes les annulations qui se sont enchaînées. Les tournées se sont arrêtées et les grands festivals ont fermé les uns après les autres. Mais d’un autre côté, des propositions plus spontanées ont pu voir le jour. Nous aurions très bien pu baisser les bras or tout le monde a cherché à trouver des solutions. Lorsque l’on reste actif, il me semble que l’on arrive toujours à quelque chose. Bien sûr, j’ai aujourd’hui un certain statut qui m’autorise à susciter des projets comme pour le festival Audi Sommerkonzerte où j’ai la chance d’être directrice artistique. Au mois d’avril, nous étions sûrs de tout annuler mais nous avons préféré attendre jusqu’à la dernière minute. Pouvoir finalement programmer quatre jours de concerts a été une véritable joie, l’impression d’avoir obtenu une victoire. Nous avons tendance à trouver que tout est normal dans notre vie. Il est normal de faire cent-cinquante concerts par an, normal de faire tous ces voyages... mais avec cette crise, j’apprécie encore plus chaque minute passée sur scène.
Les concerts reprennent petit à petit ?
A partir de janvier, le calendrier semble reprendre son cours habituel. Pour l’instant, cela s’organise un peu au dernier moment. Je vais faire l’ouverture de saison du NDR Orchester à la Elbphilharmonie et je dois aller à Zurich. Pour pouvoir nous déplacer en Europe, habiter Munich représente un avantage certain car nous voyageons en voiture. Lorsque l’Autriche voisine a rouvert ses portes, il a été facile de s’y rendre comme de venir à Paris. C’est d’ailleurs sous la Tour Eiffel que j’ai pu jouer la pièce de Chaplin pour la toute première fois. La plupart des morceaux qui figurent sur le nouvel album « City Lights » ont été créé seulement deux jours avant les enregistrements et ce n’est qu’à partir de maintenant que je vais commencer à jouer ce répertoire. Habituellement, nous faisons plutôt l’inverse mais avec ce disque tout a été différent.
Comment est venue l’idée du CD ?
Cela fait longtemps que j’adore la musique de Chaplin car elle est éternelle. Il y a comme cela des morceaux dans les films ou des chansons qui me donnaient envie de me les approprier mais il fallait trouver de bons arrangements pour le violon. J’étais dans la cuisine de mon ami Nikoloz Rachveli en Géorgie et nous parlons de Chaplin, de Morricone... Spontanément il me propose de travailler quelques pièces en essayant même d’apporter une touche plus personnelle à ses arrangements. C’est un musicien et compositeur incroyable qui dirige notamment l’Orchestre Philharmonique de Géorgie et c’est lui qui a eu l’idée d’un voyage à travers différentes villes qui ont compté dans ma vie. Je me suis tout de suite enflammée pour ce projet qui me permettait de pouvoir rendre l’amour aux lieux, aux personnes et leurs cultures qui ont tellement compter pour moi. Le plus difficile a été de se limiter à douze villes mais je peux dire cette période a été la plus créative de ma vie.
Vous songez maintenant à un grand concert City lights ?
J’aimerais beaucoup mais planifier des tournées est encore compliqué surtout que j’imagine un concert avec des effets de lumière. Avant que le disque ne sorte, les organisateurs ont eu un peu de mal à comprendre le concept qu’ils situaient entre classique et cross-over. Je n’aime pas ce mot d’ailleurs qui ne veux pas dire grand-chose. Il faut se souvenir que quelqu’un comme Morricone par exemple a fait des symphonies sans parler de Chostakovitch ou Prokofiev qui ont écrit des musiques de film. Piazzolla était perçu il n’y a pas si longtemps comme un compositeur un peu léger. Maintenant il fait partie des grands classiques comme Bach, Dvořák ou même Giya Kancheli qui est un contemporain tout à fait génial. Nous avons pris le soin de sélectionner des pièces pour garder le même niveau d’exigence.
[NDLR : Le chienCookie très sage au moment de l’entretien se met à aboyer car il a reconnu son jeune maître qui passe par là].
Mon fils a été le premier à écouter l’enregistrement. Il joue du piano et s’est mis à la trompette car il va sans doute faire du jazz. C’est formidable, nous allons ouvrir de nouveaux horizons à la maison.
Il perpétue la tradition ?
La musique a toujours été présente dans notre vie. Mes parents sont violoniste et pianiste. Dans le bureau de mon père, je garde le souvenir d’une grande photo de Chostakovitch qui était la seule de la maison. Je me demandais qui pouvait bien être ce monsieur si important avant de comprendre que mon père l’avait rencontré plusieurs fois et qu’il a interprété sa musique.
Avec les nombreux grands artistes géorgiens que nous connaissons, Tbilissi semble un terreau fertile pour la musique classique ?
L’école géorgienne est encore basée sur la tradition russe. Il y a un très bon enseignement pour les voix et le piano (peut-être un peu moins pour les cordes) mais d’excellentes racines musicales ne suffisent pas à aborder une carrière internationale. Pour élargir notre expérience, nous avons tous suivi à peu près le même chemin en quittant la Géorgie. Par exemple, Anita Rachvelishvili est partie en Italie et Khatia Buniatishvili, en Autriche. Pour ma part, je suis arrivée en Allemagne à l’âge de 11 ans puis J’ai passé quelques étés aux Etats-Unis pour me perfectionner, notamment en musique de chambre. Cela a été une période fantastique avec des rencontres magnifiques et un sentiment de grande liberté. Il est important de le souligner car malgré tout, l’Amérique reste un grand pays grâce à ses multiples influences étrangères. La liberté est tellement précieuse pour les artistes. En sortant de l’école soviétique puis en me nourrissant de l’expérience européenne et américaine, je me rends compte à quel point que j’ai eu de la chance de pouvoir choisir et ainsi, de trouver ma personnalité.
L’enseignement aux Etats-Unis vous offre plus de possibilités ?
Oui parce que vous n’y êtes pas considéré comme un élève mais tout de suite comme un futur artiste. Il vous permet d’appréhender votre travail différemment, dans la construction personnelle. J’ai ainsi pu commencer par jouer des répertoires où je me trouvais plus à l’aise comme Mozart et Beethoven par exemple puis sont venus les romantiques. Même s’il était très agréable de jouer Sibelius, Tchaikovsky ou Brahms au début, je suis allé explorer d’autres domaines pour sortir de ma zone de confort. Cela reflète sans doute la vie d’artiste qui doit être imaginée comme un chemin où l’on va découvrir sans cesse mais aussi apprendre, se redécouvrir, évoluer...
Est-ce que votre technique instrumentale évolue encore ?
Je dois dire que la musique de City Lightsm’a énormément apporté en termes de couleurs et d’émotions. Maintenant que je reviens à Tchaikovsky où même Schubert, je me sens capable d’oser peut-être plus. Lorsque l’on va jusqu’aux frontières du répertoire, en fin de compte, l’on découvre qu’elles n’existent pas.
Vous travaillez votre instrument, je suppose, tous les jours ?
Parfois je fais des pauses mais oui, une heure, une heure et demie tous les jours… et quand j’arrive à travailler deux heures et demie, je suis très contente mais avec la vie de famille, ce n’est pas toujours évident (rires).
Parlons de votre violon, justement...
C’est un Guarneri “del Gesu” de 1739 qui m’a été prêté il y a cinq ou six ans maintenant par une famille de Munich qui aime vraiment la culture et qui souhaite que son violon vive. Je le dis à dessein car il y a tellement d’instruments qui sont considérés comme un bon investissement et qui ne sortent plus des coffres-forts ! Beaucoup ont quitté l’Europe pour tomber dans les mains de nouveaux riches qui n’ont pas idée de ce que représente un violon ancien pour le monde de la musique classique. Il n’y a plus aucun artiste aujourd’hui qui ait les moyens de se l’offrir. Votre instrument, c’est votre double. J’ai joué pendant douze ans sur un Stradivarius mais là, je pense avoir trouver l’idéal ! C’est un violon incroyable avec un son très rond et un volume que je recherchais depuis longtemps, jamais agressif, jamais trop puissant. Je l’adore et je peux même dire que je suis bluffée !
C’est une belle rencontre ?
Surtout que lorsque vous avez en main un Stradivarius, un Guadanini ou un Guarneri et que vous n’êtes pas tout à fait à l’aise, vous imaginez que le problème vient de vous. On vous dira que vous cherchez quelque chose qui n’existe pas. Et pourtant, j’ai finalement trouvé ce qui prouve qu’il ne faut jamais abandonner.
Est-ce que cela a une incidence sur votre répertoire ?
Le répertoire, ce sont plutôt des cycles qui se renouvellent. Cela fait trois ou quatre ans que je n’ai pas joué le premier concerto de Chostakovitch alors que c’est l’un de mes préférés du XXe siècle. Je pense le reprogrammer rapidement parce que je ne veux pas l’abandonner. En revanche, j’ai eu besoin de mettre de côté le concerto de Beethoven que j’ai interprété chaque saison pendant six ou sept ans. Il fallait que je fasse une grande pause mais ce sont des oeuvres qui vont être toujours là comme la musique de Bach qui résonne à la maison, tous les jours.
Parce que vous faites vos gammes sur du Bach ?
Oui, je fais au moins un mouvement au quotidien. Il est pourtant arrivé un moment dans ma carrière où je ne savais plus comment le prendre. J’avais essayé des archets baroques, des cordes en boyaux, beaucoup de choses pour finalement revenir à mon instrument. J’ai enregistré un album pour me réapproprier cette musique. L’approche des grands concertos est chaque fois différente et les répertoires ne cessent de s’enrichir. La musique contemporaine m’accompagne depuis toujours avec les œuvres de Giya Kancheli par exemple et les compositeurs géorgiens. J’estime cependant qu’il ne faut pas jouer des pièces nouvelles juste pour prouver que l’on est capable de le faire. Ce sont les rencontres qui sont inspirantes avec les moments de création tellement importants. D’une manière générale, il y a toujours une connexion personnelle dans ce que je fais. Je ne peux pas jouer sans aimer la musique que j’interprète.
Les chefs et les orchestres sont aussi une source d’inspiration ?
Daniel Barenboim est un artiste passionnant qui m’a beaucoup soutenue. Nous avons de nombreux projets et d’ailleurs, nous serons à la Philharmonie de Paris au mois de janvier 2021. Lorsqu’il raconte des moments de sa vie, il donne envie de tout noter de peur d’oublier. Je me sens très proche de Yannick Nézet-Séguin ou de Simon Rattle, par exemple, avec plutôt l’impression d’appartenir à la même famille. Il faut que je cite le Berliner Phiharmoniker, non pas parce que c’est l’un des plus grands orchestres au monde mais parce que j’ai débuté avec eux alors que je n’avais que 25 ans. Depuis, nous nous sommes retrouvés quasiment chaque saison. J’y ai beaucoup d’amis et l’attachement est naturel comme avec les membres du Chamber Orchestra of Europe...
Paris a également la chance de pouvoir vous applaudir chaque saison. Que pensez-vous de la Philharmonie ?
C’est une salle géniale. Les français peuvent vraiment en être fiers car c’est une grande chance pour tous de posséder l’une des meilleures dans le monde !
Vous venez de jouer à Paris, le 14 juillet et on vous a même vu chanter la Marseillaise sur scène. Est-ce que cet événement a une signification particulière pour vous ?
Mes enfants sont moitié français et ce sont eux qui m’ont appris les paroles. La culture française est mon quotidien depuis 16 ans. Je me sens tellement proche de ce pays si précieux. Même sans le public, l’émotion a été très forte. Participer à ce concert représente une fierté même si je fais attention avec le terme « fierté nationale ». Les racines de l’Europe sont tellement importantes. C’est peut-être la leçon que nous donne la pandémie. Se soutenir et avoir une vision en commun nous rend plus fort. L’Europe doit rester unie plus que jamais.
Vous sentez-vous engagée politiquement ?
En tant que musiciens, nous sommes ambassadeurs. Les artistes ont aussi un rôle à jouer dans la société. La Géorgie a connu la guerre en 2008 avec l’agression russe. Depuis, on n’en parle sans doute pas assez mais beaucoup de choses ne vont pas. J’ai pris la décision de ne pas jouer en Russie parce que presque tout est financé par un état que j’estime corrompu. Je me sens mieux comme ça. En sortant de ma neutralité, je laisse parler mon cœur. La Russie est très loin des valeurs européennes, il ne faut pas l’ignorer.
Vous gardez beaucoup de contacts en Géorgie ?
Bien sûr, j’ai beaucoup d’amis proches. J’y retourne souvent et maintenant pour des missions musicales. Les contacts avec la jeune génération de musiciens sont fantastiques. Je suis heureuse de pouvoir les inviter au Festival Audi dans une ambiance joyeuses avec les autres artistes plus célèbres. Il faut vite les aider pour qu’ils apprennent et qu’ils découvrent l’Europe à leur tour !
Propos recueillis le 15 juillet 2020