Cornelius Meister : « Peu importe le temps que vous passez à répéter, seule compte la représentation »
Une rencontre dans l’air du temps (c’est-à-dire en visioconférence) avec le chef Cornelius Meister a pu se faire la veille d’une représentation à l’Opéra Bastille, quelque part entre Hanovre et Paris. La reprise de Zauberflöte (La Flûte enchantée) de Mozart (dans l’iconique production signée Robert Carsen) aurait dû être l’un des temps forts de la saison 2020-2021 de l’opéra national de Paris grâce à une exceptionnelle distribution d’excellents chanteurs. Touché comme tous les acteurs du monde du spectacle par une pandémie qu’ils ont pris de plein fouet, Cornelius Meister s’estime toutefois très chanceux d’avoir pu exercer son métier en dirigeant une unique représentation. En effet, la direction de l’institution française a pris la bonne décision de proposer à l’achat sur sa toute nouvelle plateforme de streaming une captation sur le vif. En plus grand nombre, les mélomanes ont pu applaudir chez eux la fameuse distribution composée en grande partie d’artistes français. Ils ont également assisté aux débuts du chef dans la fosse parisienne. Ayant déjà dirigé dans les plus grandes maisons d’Opéra dans le monde, Cornelius Meister peut s’enorgueillir d’une carrière parfaitement menée. Avec ses deux parents musiciens, souvent blotti sous le piano de la maison, il commence la musique presque sans s’en rendre compte. Jeune prodige, il dirige au Hamburgische Staatsoper pour la première fois à l’âge de 21 ans. Lorsqu’il est nommé à Heidelberg, il devient le plus jeune directeur musical en Allemagne. Parmi les postes importants, notons par exemple les neuf années passées à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien. Déjà auréolé de nombreux prix, Cornelius Meister est maintenant un chef dans une première maturité mais qui n’a rien perdu de sa fougue et de son talent. Sa conversation entreprenante manifeste un enthousiaste et une curiosité débordante. Malgré la distance, il a su créer une proximité appréciable qui appelle d’autres rendez-vous, à Paris, à Stuttgart (où il est maintenant directeur musical), ou ailleurs… pour partager encore sa passion pour la musique.
Vous serez demain à Paris pour diriger une seule représentation de Die Zauberflöte à l’Opéra Bastille pour la plate-forme « L'Opéra chez soi ». En quoi cela change d’une représentation traditionnelle ?
Le spectacle que nous montons est vraiment conçu pour les écrans et nous essayons de créer la meilleure vidéo possible. Il y a bien sûr des différences avec quelques avantages. Par exemple les dialogues parlés sont beaucoup plus naturels car en s’adressant à une caméra, les chanteurs n’ont pas besoin de forcer leur voix. En revanche, il n’y aura pas les applaudissements attendus après les arias. L’absence de ces espaces de respiration nous obligent à quelques ajustements techniques. Que les spectateurs qui n’ont pas pu assister à la représentation soient rassurés. J’ai eu récemment l’expérience avec Der Rosenkavalier à l’Opéra de Vienne. J’y répétais Die Fledermaus pour le Nouvel An et j’ai eu ce privilège incroyable de faire partie de la dizaine de spectateurs présents dans la salle lors de la captation de la représentation mais je dois reconnaître que j’ai été beaucoup plus touché ensuite lorsque j’ai vu la vidéo.
La production de Robert Carsen a été spécialement adaptée ?
Quand nous avons commencé les répétitions nous espérions pouvoir jouer devant un public. Pour des raisons évidentes, il a fallu modifier les déplacements de Papageno qui déambulait dans la salle. Et puis nous avons appris que nous jouerions sans spectateurs et Alex Esposito qui interprète le rôle a pu reprendre ses mouvements. Il y a eu finalement très peu de changements.
C’est la première fois que vous dirigiez cette production ?
Oui et à chaque fois que je découvre une nouvelle mise en scène, je suis impressionné de voir à quel point elle peut être différente des autres. J’ai dirigé Die Zauberflöte plus de soixante fois, à Hambourg, Vienne, Berlin, avec le Gewandhausorchester de Leipzig, des productions historiques et de toutes nouvelles. Je suis toujours curieux de découvrir le point de vue des metteurs en scène et surtout de renouveler le travail avec les chanteurs. J’aime par-dessus tout entretenir une relation de proximité avec eux. Diriger un opéra nécessite d’avoir une connaissance précise des voix. Si vous prenez le premier air de Tamino « Dies' Bildnis ist bezaubernd schön », son tempo peut être rapide ou beaucoup plus lent. Tout dépend de l’artiste qui l’interprète et mon but est de lui apporter tout le soutien nécessaire.
Et la musique de Mozart ?
Elle offre une telle variété de jeu… Dans Die Zauberflöte, la musique peut contredire le texte qui peut lui-même être contredit par la mise en scène. Il y a toujours au moins trois niveaux de compréhension. Voilà entre autres pourquoi j’aime tellement cet opéra !
Vous dirigez à la fois opéras et concerts. Vous accompagnez des récitals et vous avez également une activité de musique de chambre et en plus, vous êtes à la tête du Staatsoper Stuttgart, une grande maison d’opéra allemande. Comment arrivez-vous à gérer votre temps ?
Il faut que je me coupe en quatre mais le vrai problème, c’est que mon intérêt ne s’arrête pas à la musique ! (rires). Je suis également heureux d’être un père et un mari. J’adore la littérature, l’histoire et tout particulièrement m’imprégner de la culture de l’endroit où je suis. En ce moment, je suis très malheureux de ne pouvoir visiter le Louvre par exemple. Je suis un musicien mais pas seulement…
Et comment faites-vous l’équilibre entre opéras et concerts ?
Beaucoup de chefs se spécialisent mais j’ai eu la chance de ne pas choisir. Très tôt, j’ai accompagné des chanteurs et c’est peut-être ce qui m’a rendu capable de mieux les comprendre. L’opéra vous apprend que le style du langage musical est toujours issu de la langue elle-même. Lorsque vous dirigez un opéra italien les attaques doivent sonner comme la phrase italienne. Devant un orchestre symphonique, d’autres compétences sont requises.
Est-ce que l’on travaille avec un chanteur comme avec un soliste ?
C’est surtout une question d’organisation. Une représentation d’opéra peut demander des semaines entières de travail. C’est plus une question de jours avec un soliste instrumentiste, l’important étant de garder notre spontanéité et de s’écouter l’un l’autre. Nous avons travaillé le concerto pour violon de Korngold avec Renaud Capuçon qui est un vrai ami et dès la première minute, nous savions que nous étions sur la même longueur d’onde, ce qui allait nous permettre d’agir et de réagir lors du concert. Un chef d’orchestre doit toujours être à l’affût car après des semaines de répétition, nous avons beau être prêts, nous gardons l’esprit grand ouvert comme dans un théâtre d’improvisation. Peu importe le temps que vous passez à répéter, seule compte la représentation.
Les œuvres moins connues nécessitent plus de répétitions ?
Parfois ce sont les plus jouées qui nécessitent plus de travail pour mettre tout le monde sur le même chemin. Il arrive qu’avec le bagage de leur propre expérience, orchestres et solistes ne partagent pas le même point de vue. Il faut alors que nous discutions musique, l’important étant toujours l’approche stylistique.
A propos d’artistes et de style, parlez-nous de votre distribution à Bastille avec de nombreux artistes français…
Je suis vraiment très heureux. Après Zürich et la production de Werther avec Juan Diego Flórez, je retrouve avec plaisir Melissa Petit qui complète une distribution brillante. Chacun semble apprécier sincèrement les conseils que je peux leur apporter sur la langue, non seulement dans les arias et les ensembles mais aussi dans les récitatifs. Il est important qu’au moins un participant connaisse le langage de l’opéra joué et il se trouve que parmi les germanophones de la distribution, il a moi ! (rires)
Vous avez dirigé au Wiener Staatsoper, un théâtre de répertoire où les titres se suivent un jour sur l’autre. Est-ce une expérience vraiment différente ?
Il faut savoir que nous répétons en amont avec les chanteurs. La force de l’Opéra de Vienne c’est la réactivité incroyable de son orchestre (le Wiener Philharmoniker). Ce sont des musiciens très liés avec qui j’ai la chance d’avoir noué des relations. Il existe entre eux un vrai esprit de groupe et je leur fais une entière confiance. Il est tellement agréable de travailler avec des gens qui ne s’ennuient jamais même après la dixième représentation et qui restent à l’affût.
Autre ville importante pour vous, Stuttgart ! Comment le directeur musical construit-il la saison du Staatsoper und Staatsorchester Stuttgart, et particulièrement en ce moment ?
Curieusement, dans la façon que nous avons de communiquer les uns avec les autres je n’ai pas fait l’expérience de changements particuliers. Comme je suis souvent à l’étranger, les réunions en visio sont déjà mon quotidien. La nouveauté est plutôt pour mes collègues obligés de ne plus se côtoyer. La saison se construit avec Viktor Schoner l’intendant général et Boris Ignatov le directeur de casting. Nous choisissons une ligne directrice car il n’est pas question de faire Mozart le lundi, Verdi le mardi et le mercredi du contemporain ! Nous discutons Répertoire ce qui est le plus aisé pour moi car je m’enthousiasme pour tous les projets. Une fois le programme établi, nous pouvons nous concentrer sur nos artistes et les chanteurs invités. Je suis très fier de notre troupe mais nous avons une grande responsabilité. Nous devons prendre soin de leur instrument tout en leur proposant de nouveaux rôles qui vont les motiver.
Et votre saison de concert ?
J’ai là une totale indépendance. Avec mes musiciens, nous avons choisi de jouer au moins une symphonie de Mahler par saison puis nous avons un cycle Schumann couplé avec les symphonies de Brahms. Et comme il est très important d’accompagner la création, chaque saison nous portons l’attention sur un compositeur. Cette année, il s’agit de Régis Campo.
Votre Répertoire est très vaste et laisse supposer que vous n’avez pas de préférence ?
Ah mais détrompez-vous ! Par exemple, j’éprouve une passion pour l’œuvre d’Olivier Messiaen. Les Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus a été ma première expérience avec sa musique. Je suis allé à l'église de la Trinité à Paris spécialement pour entendre son orgue et ressentir ce que pouvait être son quotidien. Il y a passé 60 ans.
Vous aimeriez diriger Saint François d'Assise, son unique opéra ?
Je l’espère de tout cœur mais j’imagine que je serais regardant sur la production car même si l’on est tolérant, c’est une œuvre spirituelle très spéciale et difficile à monter.
Seiji Ozawa nous a parlé lors d’une conférence de presse d’une version réduite sur laquelle il a travaillé avec le maître. Cette partition pourrait peut-être aider à la diffusion de l’œuvre ?
Merci de me l’apprendre. J'adore la longueur de Saint François d'Assise mais j'apprécie vraiment de savoir que Messiaen pensait à une réduction.
Avec des parents musiciens, le métier s’est-il imposé naturellement ?
J’ai toujours été convaincu que la musique allait faire partie de ma vie bien sûr mais comment ? Je devais avoir 15 ans quand la décision a été prise. Cela paraissait tellement évident qu’il a fallu prendre le temps nécessaire mais après avoir réfléchi et réfléchi encore, j’en venais toujours à la même conclusion.
Comme Lionel Bringuier, vous avez débuté très jeune mais un jour, comme il nous le disait dans son interview, vous n’êtes plus perçu comme un génie précoce...
Avec mes quelques cheveux blancs maintenant, on a un peu oublié que j’ai été un jeune prodige (rires). Quand j’ai commencé ma carrière à 25 ans, il aurait été facile pour impressionner les orchestres de diriger toujours les trois mêmes oeuvres par coeur. J’étais persuadé que de me projeter sur le long terme était la meilleure chose à faire. La carrière d’un danseur dure 20 ans, celle d’un chanteur un peu plus mais les chefs d’orchestre, s’ils ont la chance d’être en bonne santé, peuvent diriger jusqu’au dernier souffle ! Et personne ne vous dira que vous avez atteint votre maturité à 20 ou 30 ans. Aujourd’hui je peux puiser dans l’expérience acquise et je reste extrêmement curieux. Il y a tant d’œuvres qui m’attendent encore et j’espère bien avoir toujours cette même envie à 80 ans.
Des projets vous attendent à Paris ?
J’ai la chance d’avoir de très bonnes relations avec l’Orchestre National de France, l’Orchestre de Paris, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris et aussi l’ensemble Intercontemporain. Je suis très attaché à Paris et à la culture française. Comme vous pouvez le voir dans mes goûts, je suis même très francophile (rires). Après la troisième de Bruckner que nous avons joué la saison dernière, nous avions quelques projets avec le National qui ont été remis en cause avec la Covid mais qui se feront bien et c’est une bonne nouvelle. Il est question que je revienne à l’Opéra mais il est plus difficile de s’accorder sur un calendrier. Il faut dire que la pandémie a chamboulé pas mal de choses avec toutes les salles obligées de revoir entièrement leurs saisons. Il y a des projets qui subsistent en Italie, à la Scala, à Vienne et à Stuttgart bien évidemment qui prennent de la place dans mon agenda chargé mais je suis et serai absolument ravi de venir à Paris.
Il se trouve que vous avez dirigé l’Orchestre de l’Opéra national de Paris mais que Zauberflöte, était votre premier opéra ?
J’ai eu la chance de jouer dans les plus grandes maisons d’opéra dans le monde et je termine avec l’Opéra national de Paris. C’est un bel achèvement comme lorsqu’il y a 3 ans, j’ai posé ma baguette avec émotion à la dernière mesure du cycle Mahler. Je me souviens de m’être dit que je n’aurai plus l’opportunité de diriger du Mahler pour la première fois et j’étais d’ailleurs un peu perdu…
Il vous reste sans doute les grands cycles vocaux ou toutes les symphonies de Bruckner…
Il se trouve que je les ai déjà tous dirigés ! (rires)
Pour finir, puisque la question reste d’actualité, comment la Covid affecte-t-elle votre carrière ?
La période est vraiment très bizarre car d’un côté nous touchons plus de spectateurs grâce au streaming mais de l’autre nous jouons moins souvent. Je suis très chanceux mais cela me donne une responsabilité envers ceux qui ne le sont pas et qu’il faut soutenir. Lorsque l’on voit ce qui s’est passé aux Etats-Unis où les orchestres ont fermé du jour au lendemain, il faut se rappeler que nous avons de la chance d’être en Europe et surtout que la culture n’est pas à l’abri. Nous devons tout faire pour la protéger. Nous avons autant besoin de sommeil, de nourriture et de culture qui fait de nous des êtres humains.
Propos recueillis le 21 janvier 2021