Philippe Jordan dirige le Tristan nouveau à l’Opéra Bastille
Philippe Jordan et Wagner, c’est une évidence. Quand le grand chef Suisse reprend Tristan und Isolde à l’Opéra Bastille, on salive. Le Tristan nouveau est arrivé et la cuvée d’ouverture de saison 2018-2019 nous semble encore plus délicieuse que les précédentes. Dégustation…
« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, Polissez-le sans cesse... », pourrait nous dire Philippe Jordan, chef d’orchestre et directeur musical de l’Opéra national de Paris où, ce dimanche 16 septembre 2018, il a dirigé une représentation de Tristan und Isolde pour la neuvième fois à Bastille.
La production de Peter Sellars et de Bill Viola du chef-d’œuvre de Richard Wagner est sans doute la plus grande réussite de l’ère Mortier. Créée en 2005 sous la baguette inoubliable d’Esa-Pekka Salonen, elle a ensuite été reprise avec au pupitre, Valery Gergiev, Semyon Bychkov et déjà Philippe Jordan en 2014. La force des vidéos et l’intelligence de la subtile mise en scène procurent toujours autant de sensations. Pour tout décor, la scène nue accueille une simple estrade surmontée d’un écran géant où défilent comme rêvées les images de mer, de bûcher, d’arbres immenses ou de corps flous enlacés. En 2005, nombreux ont été les spectateurs à découvrir les œuvres vivantes du vidéaste américain Bill Viola, réservées jusqu’alors aux musées. En mars 2014, une rétrospective au Grand Palais a fini par consacrer définitivement l’immense artiste.
L’idée du génial metteur en scène américain Peter Sellars de mêler les acteurs aux images ne prend tout son sens qu’au parterre de l’Opéra Bastille. Le spectateur qui englobe l’ensemble dans son champ de vision peut apprécier les gestes précis et les expressions de douleur ou d’extase des chanteurs, tout en se laissant captiver par les vidéos.
En pleine forme, Tristan meurt devant un Matthias Goerne bien bourru
Dans le rôle d’Isolde, Martina Serafin a la blondeur et le port de tête altier de la princesse irlandaise mais des aigus trop souvent tirés et la voix manquant d’ampleur et de justesse empêchent la belle actrice de convaincre pleinement. A l’inverse, Andreas Schager impose un Tristan vaillant jusqu’au dernier acte pourtant redoutable pour les chanteurs. Après un Parsifal remarquable la saison dernière ici même, de nouveau, la voix du ténor autrichien l’emporte aisément dans Wagner.
Le reste de la distribution vocale est d’une remarquable homogénéité avec quelques évidences. En König Marke, René Pape arriverait à faire pleurer les pierres. Familier du rôle, il semble pourtant le réinventer à chaque phrase avec une voix tout simplement idéale. De mémoire de Tristan, l’on a rarement entendu Brangäne plus juste avec la magnifique Ekaterina Gubanova qui nous gratifie de pianissimi admirablement maîtrisés dans le duo du deuxième acte.
La prestigieuse carrière de Liedersänger de Matthias Goerne ne lui laisse que peu d’occasions pour apparaître dans des productions scéniques. Pourtant le célèbre baryton allemand est un acteur tout à fait crédible qui campe un Kurwenal bourru et fiévreux. A la manière d’un Lied, il chante un superbe « Wo du bist? In Frieden, sicher und frei! » avec toute la puissance requise. Dans les rôles secondaires, Neal Cooper (Melot), Tomasz Kumiega (Steuermann) et surtout Nicky Spence du haut de son balcon (Ein Hirt, Ein junger Steuermann) donnent corps à leur personnage en quelques répliques.
Reste Philippe Jordan qui en wagnérien accompli, dirige une formation au plus haut niveau. Les membres de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris font corps autour de leur chef et rivalisent de beautés. Dans l’ouverture, Jordan resserre l’ensemble pour abandonner tout sentimentalisme. A la fois intense et dépouillée, sa direction limpide prépare aux moments plus intenses en laissant éclater le drame. La personnalité du chef s’affirme dans ce Tristan quasi sans faute qui nous a réservé un très grand moment de musique et d’Art total, salué par une standing ovation méritée.