Le Ravel retrouvé de François-Xavier Roth et Isabelle Druet à la Philharmonie
La surprise est souvent au rendez-vous lorsque le grand chef François-Xavier Roth dirige Les Siècles. Mais lorsqu’il s’agit des chefs-d’œuvre de Ravel et Moussorgski, est-il possible d’étonner encore ? Réponse…
Une fois n’est pas coutume à la Philharmonie, Salle Pierre Boulez, un énorme écran de projection barre l’arrière-scène. Après un beau concert Strauss avec l’Orchestre de Paris, la splendide salle parisienne accueille de nouveau ce mardi 26 novembre 2019, François-Xavier Roth à la tête cette fois de l’orchestre Les Siècles pour un Ravel/Moussorgski illustré. La formation créée par le chef français en 2003 connait une progression évidente et poursuit un parcours impeccable dans la redécouverte des répertoires sur instruments de l’époque.
Les tableaux d’une exposition prennent vie
Les oreilles les plus attentives auront perçu des sonorités inattendues, légèrement éloignées des canons actuels des grandes formations américaines par exemple. Agréablement râpeux, certains instruments prennent des couleurs plus marquées avec un son idéalement enveloppant dans la parfaite acoustique de la Philharmonie de Paris. Les tableaux d’une exposition de Moussorgski résonnent familièrement russe, grâce sans doute à l’intelligente et bien connue orchestration de Ravel rendue ici dans une version inédite. En musicologue averti, François-Xavier Roth nous a réservé une bonne surprise en offrant aux spectateurs parisiens la primeur de l’édition révisée 2019 de la partition. Elle a été travaillée à partir des sources premières, manuscrit orchestral de 1922, première édition de 1929 et partitions ayant appartenu au chef Serge Koussevitzky, créateur de l’orchestration Ravel des tableaux d’une exposition. Nous devons une autre surprise à Mikhaïl Rudy. Le grand pianiste a exhumé des images que le célèbre peintre Vassili Kandinsky a réalisé sur la musique de Moussorgski (à partir des oeuvres de Viktor Hartmann). Rudy a monté lui-même un film d’animation projeté sur le grand écran pour la toute première fois avec un orchestre.
Loin du gadget et malgré la qualité de ce collage très réussi, le critique plus concerné par la musique avouera avoir été distrait par le film qu’il a bientôt cessé de regarder pour se concentrer sur les beautés orchestrales. L’ensemble sonne tout d’abord léger mais c’est que François-Xavier Roth construit son histoire sans débordement excessif d’explosion orchestrale. Sa lecture d’une grande clarté progresse avec des effets savamment dosés. Les tableaux prennent vie individuellement et en cohérence. Le ballet des poussins par exemple amuse tandis qu’on tremble avec Samuel Goldenberg et Schmuÿle. Le tableau Catacombes laisse un curieux sentiment de trouble et de désolation rarement éprouvé. Jusqu’à l’explosion finale retenue et de très grande classe, le chef maîtrise une palette de couleur certes attendue mais réellement impressionnante.
Shéhérazade réincarnée
L’exploration Ravel a commencé dans la première partie du concert avec Une barque sur l’océan et la Rapsodie espagnole enchainées. Grâce au travail précis sur le rythme, François-Xavier Roth arrive à faire ressentir physiquement dans la musique le ressac des vagues comme une hypotypose. Dans Le Prélude à la nuit très mystérieux de la Rapsodie, il ose les pianissimos extrêmes où l’orchestre est à la limite de se taire. L’effet est paradoxalement très parlant ! Les images d’espagnolades sautent aux yeux dans la Malaguéña et la Habanera bien chaloupée mais sans excès de folie. Les Siècles est un orchestre droit qui construit son histoire sur le rythme avec des sonorités expressives qui réveillent les oreilles. Il sait néanmoins se faire charmeur surtout dans Shéhérazade que l’on a rarement entendu interpréter de la sorte. Complice, la mezzo Isabelle Druet partage à l’évidence la vision inédite du chef. Dans Asie, le poème de Tristan Klingsor est raconté de l’extérieur contrairement à l’usage qui veut que les chanteuses au regard évaporé ânonnent leur texte comme une réminiscence. La belle Isabelle (admirablement vêtue d’une robe bleue nuit) à la diction exemplaire raconte une histoire qu’elle construit sous nos yeux comme Shéhérazade. Et surprise, après le fameux aigu (impeccable) sur le « haine » un basculement s’opère dans le regard devenu vague où l’on comprend alors qu’elle a vécu toutes ces choses. Du très grand art ! L’actrice fait corps avec la musique de La Flûte enchantée et de L’indifférent incarnés avec une rare intelligence. Le chef sait comme personne faire dialoguer l’orchestre avec son artiste (comme dans les quatre derniers Lieder en octobre dernier) et livre avec Isabelle Druet une interprétation accomplie de Shéhérazade qui fera date.