Don Giovanni chef de meute à l’Opéra Bastille
Les mélomanes aguerris comptent forcément plusieurs représentations de Don Giovanni au compteur. Le chef-d’œuvre de Mozart est souvent à l’affiche des grandes maisons comme l’Opéra national de Paris qui reverdit sa scène pour l’occasion. Explications…
Don Giovanni est-il un loup solitaire assoiffé de chair fraiche ? En sortant de l’Opéra Bastille, ce soir de grande première du 13 septembre 2023, les spectateurs avaient en partie la réponse. Pour son ouverture de saison 2023-2024, l’Opéra National de Paris a choisi de proposer une nouvelle production de l’opéra des opéras sur sa vaste scène. Exit le spectacle grisâtre d’Ivo van Hove, créé en 2019 et qui n’aura connu qu’une terne reprise, pour faire place à la sombre mise en scène de Claus Guth. Les images d’abribus perdus dans une forêt inquiétante sont déjà familières puisque elles ont pu être vues à Salzbourg lors de la création en 2008 puis à Berlin où le spectacle est régulièrement à l’affiche. Paris a néanmoins une exclusivité puisque Peter Mattei, immortel Don Giovanni, s’aventure pour la première fois dans les bois de Guth.
Le loup solitaire trouvera-t-il des petits chaperons rouges ?
Le grand baryton suédois a fait sien le rôle qu’il aborde régulièrement depuis ses débuts au Festival d’Aix-en-Provence 1998 avec Peter Brook. Les parisiens se souviennent de son apparition frappante en costume de trader dans la production de Michael Haneke devenue légendaire. La froideur des tours de la Défense a laissé sa place à la brume et l’atmosphère étrange d’une forêt de sapins particulièrement bien éclairée par les lumières d’Olaf Winter. Alors qu’il a plus que divisé avec La Bohème de l’espace, Claus Guth réussit son spectacle qui ne plaira toujours pas aux plus traditionalistes. Dès l’ouverture, le grand seigneur méchant homme est blessé à mort par le Commandeur. Le spectateur assistera à sa longue agonie, accompagné dans sa déchéance par un Leporello héroïnomane. Inutile de chercher à comprendre qui sont ces personnages et ce qu’ils font là, perdus en plein sous-bois à la Twin Peaks, Claus Guth est un metteur en scène d’ambiance qui se débarrasse du mythe en l’actualisant à sa façon. Tel un loup aux abois, son Don Giovanni entame une course à l’abime, dévorant ses nouvelles proies comme par réflexe carnassier. Peter Mattei chanteur d’instinct possède cette animalité parfaitement mise en contraste par le jeu histrionique de son camarade Alex Esposito, Leporello aux saillies comiques mais troublantes. Très ambigu, le personnage de Donna Anna vu par le metteur en scène est une victime consentante qui avance dans le récit comme une âme de plus en plus troublée. Personnage entêté et pugnace, Elvira est volontairement vieillie dans un costume de bourgeoise comme enfermée dans son époque et ses convictions religieuses. Sans pour autant révolutionner la scène comme l’avait fait Haneke dans une approche encore plus radicale, la vision personnelle de Guth a le mérite de renouveler l’intérêt des amateurs du chef-d’œuvre de Mozart en apportant des éléments inédits.
Peter Mattei abattu n’a pas dit son dernier mot
Les chanteurs acteurs très sollicités donnent le meilleur d’eux-mêmes comme le chef d’orchestre. Dans sa direction précise et volontaire, Antonello Manacorda (qui nous a accordé une interview à découvrir ici) à la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Paris des grands soirs apporte du théâtre à chaque scène sans jamais oublier de faire de la très belle musique. Mozart coule dans ses veines et cela s’entend ! Même si l’on regrette une petite précipitation dans le trio des masques, le final saisissant explose et apporte même le drame et le fantastique absents sur le plateau (Don Giovanni s’écroule sans effets spéciaux). La connivence avec ses interprètes se sent et même si, en ce soir de première, certains cherchaient encore leurs marques, nous avons assisté à un nouveau miracle sur scène grâce à Peter Mattei. Tous les superlatifs ont déjà été employés pour décrire ses prestations et pourtant, ce nouveau Don Giovanni semble être son premier. Le naturel tant dramatique que vocal apporte une immédiateté et même une urgence dans son incarnation. Souverain, le baryton heurte, charme, bouscule, apitoie avec ce timbre unique et une technique qui lui est propre. Face à lui, le Leporello d’Alex Esposito est un Auguste qui occupe l’espace en parfait duettiste avec une voix de bouffe bien marquée. Adela Zaharia est une Donna Anna tout à fait honorable même s’il manque encore à la voix une rondeur qui charmerait plus encore. La remarque peut s’appliquer également à Ben Bliss, Don Ottavio élégant qui remplit son office avec un timbre manquant très légèrement de grâce. Avec John Relyea en solide Commendatore, le jeune couple Zerlina/Masetto est moins bien assorti, déstabilisé par un Guilhem Worms absent vocalement face à Ying Fang au chant appliqué et joliment nuancé. Gaëlle Arquez qui fut Zerlina chez Haneke aborde Donna Elvira non sans difficultés. Le mezzo s’épanouit toujours aussi superbement dans le medium mais se rétrécit dans un aigu moins agréable qu’à l’accoutumée. L’air “Mi tradi” incarné rappelle la grande styliste et la merveilleuse artiste qui fait ici ses débuts dans le rôle. Une autre distribution proposée par l’Opéra national de Paris possède également bien des charmes. En attendant, le nouveau Don Giovanni qui ouvre en grand la nouvelle saison de l’Opéra Bastille est une production à découvrir.