A Gstaad, trois générations d’artistes au sommet
Le mélomane porté par les grands espaces se retrouve à Gstaad, au sommet de la musique classique lors d’une journée particulière du Gstaad Menuhin Festival où trois artistes de trois générations différentes ont hissé haut les couleurs de l’excellence. Explications…
Le Gstaad Menuhin Festival est un incontournable de l’été et sans aucun doute, l’un des plus beaux festivals européens. Avec une cinquantaine de concerts à l’affiche, il cultive le goût de l’excellence tout en discrétion. Pourtant, les plus grands noms de la scène classique s’y retrouvent dans une ambiance unique, la décontraction et l’air pur des Alpes suisses étant propices à l’inspiration. Une des forces de l’événement estival est sa programmation où s’opère un savant mélange des générations. La journée du 26 août 2023 a permis aux mélomanes chanceux de découvrir un jeune pianiste le matin dans la Chapelle de Gstaad et le soir, sous la tente du Festival, d’assister à un concert Brahms avec Gil Shaham, violoniste au sommet de son art et le jeune chef Lahav Shani à qui tout sourit.
Illia Ovcharenko, la révélation du Gstaad Menuhin Festival 2023
Concerné par le changement climatique et très impliqué dans la défense de l’écologie, le Gstaad Menuhin Festival avait pour thème cette saison le changement et l'humilité. Avec le jeune pianiste ukrainien Illia Ovcharenko la question politique s’est invitée subtilement dans un récital exemplaire, construit comme un grand concert symphonique. En ouverture, le choral BWV 659 «Nun komm der Heiden Heiland» transcrit pour piano par Busoni a permis de découvrir une belle expressivité avec un art de la nuance particulièrement remarquable pour un artiste de 21 ans. Avec le Scherzo No. 2 de Chopin volontaire et expressif (et parfois même jusqu’à l’expressionisme), le pianiste fait preuve d’une maîtrise qui lui permet d’interpréter tel un concertiste. La démonstration éclatante de virtuosité évite l’écueil de l’effet. Ovcharenko reste concentré sur la musique du compositeur qu’il sert en toute humilité sans jamais perdre le fil d’une histoire qu’il semble nous raconter. La célèbre Polonaise «Héroïque» est jouée comme une valse avec des temps marqués très plaisants avant un crescendo étourdissant. L’enchainement est particulièrement fluide avec les Kreisleriana de Schumann (la pièce principale comme une symphonie) où l’on apprécie le jeu clair et précis qui le confirme, Illia Ovcharenko est une révélation, un artiste à suivre de très près. Rencontré après son brillant récital, il a donné les clés de son programme pensé comme un message à ses compatriotes ukrainiens avec Bach : « Maintenant, viens le Sauveur des nations » et la Polonaise en hommage aux combats d’un peuple pour retrouver sa nation…
Gil Shaham, la consécration au Gstaad Menuhin Festival 2023
Après cette belle découverte d’un jeune artiste humble interprète à l’engagement sincère et poignant, les festivaliers ont pu continuer sur le thème de l’humilité avec un autre soliste au sommet de son art lors du concert du soir. A 52 ans, Gil Shaham est un musicien qui n’a plus rien à prouver grâce à une carrière qui l’a propulsé au rang des violonistes les plus éminents de notre temps. Souriant et comme en admiration devant son chef qu’il regarde presque amoureusement, il attaque le célèbre concerto de Brahms avec un infinie douceur atténuant presque le son de son superbe instrument (le Stradivarius Comtesse de Polignac de 1699). L’interprétation plutôt introvertie semble être détachée du monde et plonge les mélomanes dans un inédit à la fois reposant et intense. Le second mouvement est exemplaire d’une épure du jeu évoquant un Brahms de la maturité. Moment incroyable, le violoniste est seul avec son art, baignant dans la musique puis flottant doucement sur le tapis sonore délicat d’un orchestre qui garde les pieds au sol. Les flamboyants musiciens de l'Orchestre philharmonique d'Israël servent de support de luxe au fascinant Gil Shaham. La direction de Lahav Shani est résolument ancrée dans le sol allemand. La virtuosité du troisième mouvement permet au chef et à son soliste de se retrouver dans un final en feu d’artifice avant un bis (Isolation Rag du compositeur américain Scott Wheeler) offert par le violoniste.
Lahav Shani, la confirmation du Gstaad Menuhin Festival 2023
Star montante de la direction d’orchestre, Lahav Shani (également pianiste) se retrouve à la tête d’orchestres de renom (le Rotterdam Philharmonic, l’Orchestre philharmonique d'Israël mais aussi le Münchner Philharmoniker) où il succède à Yannick Nézet-Séguin, Zubin Mehta et Valery Gergiev à seulement 34 ans ! Elève de Daniel Barenboim, il a été chef assistant de Zubin Mehta. C’est donc solidement armé qu’il propose sa version de la Symphonie No. 1 de Brahms, chef-d’œuvre d’humilité d’un compositeur qui aura pris plus de 14 ans à la composer (la figure tutélaire de Beethoven ayant agi comme un paralysant). Dès les premières mesures dans un tempo plutôt doux, Shani impose un dramatisme implacable avec une direction droite et presque martiale. En soulevant les masses de son superbe orchestre avec gravité, il sculpte la puissance dans une vision plus allemande que viennoise. La tension maintenue dans le second mouvement Andante sostenuto ne laisse pas beaucoup plus de répit. Ressort alors un portrait assez désespéré de Brahms où la grande phrase libératrice de ce final vient comme un soulagement avec un beau premier violon remarqué. Le troisième mouvement élégiaque reste malgré tout inquiet. Lahav Shani comme Josef Krips dans les symphonies de Mozart installe une pesanteur qui trouvera son acmé dans le dernier mouvement. Le final brillant se permet quelques sauvageries dans une ambiance toujours aussi sombre et presque morbide. Cette approche sans concession semble paradoxalement plus wagnérienne que beethovénienne, en un mot, résolument germanique ! Une interprétation qui restera comme un moment fort du Gstaad Menuhin Festival après une journée où se seront distinguées sur scène trois générations portées par l’excellence…