À Gstaad, la mort de Vivaldi vivifie Patricia Kopatchinskaja et ses contemporains
En se débarrassant de tous ses bagages et pour rester zen, le mélomane voyageur peut prendre de la hauteur en se rendant à Gstaad et profiter encore de son été de festivalier… surtout quand Patricia Kopatchinskaja l’y attend ! Explications…
Petit pays et pourtant d’une importance majeure pour la musique classique, la Suisse est également une terre de Festivals qui compte de prestigieuses manifestations. Lucerne, Verbier et Gstaad peuvent bien se disputer le titre de meilleur Festival d’été, les affiches y sont toutes exceptionnelles. Si le Lucerne Festival créé en 1938 est en droit de revendiquer la préséance, Verbier profite de la notoriété et des contacts de Martin T:son Engstroem tandis que le Gstaad Menuhin Festival & Academy cultive le goût de l’excellence avec une grande discrétion. Si l’on veut échapper aux clichés, il faut venir en Suisse alémanique pour se rendre compte que même le nom de la ville est un malentendu. Gstaad est un village de la commune de Saanen où l’on croise sans doute une élite mais sans jamais s’en rendre compte. Les festivaliers se pressent aux concerts dans une ambiance décontractée où la tenue vestimentaire compte moins que l’attention à la musique. Ce 26 août 2022, dans la magnifique petite Kirche de Saanen (l’église locale), Patricia Kopatchinskaja a joué pieds nus, comme à son habitude, avec les musiciens du Giardino Armonico dirigés par Giovanni Antonini. Le programme exigeant a quelque peu divisé le public qui est sorti en débattant à mots feutrés.
Les glissandi font déraper Vivaldi
La violoniste à la forte personnalité a choisi de faire dialoguer des concertos de Vivaldi avec des œuvres pour violon seul de compositeurs italiens contemporains (Francesconi, Movio, Scelsi, Cattaneo et Sollima). Le concert dense a repris la trame d’un CD paru en 2020 chez Alpha Classics (intitulé «What’s Next Vivaldi? ») où le mélange détonant prend une tournure explosive à Saanen, transformant petit à petit la représentation en une expérience assez unique. En ouverture de programme, le Concerto en sol mineur pour cordes et basse continue RV 157 de Vivaldi a permis de retrouver Il Giardino Armonico en bonne forme dans une acoustique idéale. Le son baroque, magnifié par les attaques franches qui ont fait la réputation de l’ensemble, trouve un équilibre où chacun s’illustre sous la direction tonique de Giovanni Antonini. Les solistes qui rivalisent de virtuosité sont bientôt rejoints par une Patricia Kopatchinskaja se faufilant quasi incognito dans leur rang. L’artiste est souvent là où on ne l’attend pas. Après une saison consacrée à Schönberg et Pierrot lunaire, un compositeur comme Vivaldi paraît iconoclaste dans ce parcours ponctué par la création contemporaine, surtout lorsqu’il dérape !
La folie contagieuse n’épargne pas Patricia Kopatchinskaja
Car la violoniste s’amuse à glisser du compositeur baroque à Spiccato il volo, une œuvre de Luca Francesconi né en 1956. Kopatchinskaja transforme ce grand écart de 300 ans en pont lancé d’un univers à l’autre, soulignant au passage une filiation dans l’écriture. Il est souvent fait allusion à la folie de la musique de Vivaldi, elle va imprégner tout le concert. La virtuosité du Concerto violon RV 191 procure plaisir et même envoutement car elle n’est jamais démonstrative. Le visage de la soliste, en revanche, est très expressif ce qui peut agacer les uns mais ravit les autres car la musique incarnée est rendue particulièrement vivante. La phrase ininterrompue de l’oeuvre de Sciarrino (Capriccio No. 2 da Sei Capricci) trouve ici une interprète qui donne de la chair et théâtralise une pièce pourtant statique. La musique d’aujourd’hui s’invite parfois à l’intérieur même des pièces de Vivaldi comme dans La tempesta di mare RV 253 où rugit soudainement une autre tempête imaginée par Aureliano Cattaneo (né en 1974). En créant un effet de surprise, la bascule désarçonnante peut déconcerter ou à l’inverse, renouveler une écoute enthousiaste. Il Grosso Mogul RV 208, pièce finale du programme, est introduit par une oeuvre courte pour violon seul. Les arabesques de Moghul de Giovanni Sollima (1962) fascinent avec un ultime déferlement vivaldien impressionnant où Patricia Kopatchinskaja perdrait presque son latin. À la porte de la cadence, emportée par la fougue d’Il Giardino Armonico, elle en oublie son entrée et avec décontraction et naturel lance un « Ah ! » d’étonnement avant de retrouver le fil échevelé de ce concert peu banal. Comme la moustache de la Joconde, la musique contemporaine posée sur une œuvre connue peut déranger. Les festivaliers conquis garderont le souvenir de la souriante violoniste, au sommet de son Art au Gstaad Menuhin Festival.