Aida ou la suprématie des femmes au Kungliga Operan de Stockholm
Les opéras de Verdi sont des machines à tubes mais un bon nombre comme Aida, en tête du hit-parade, ne sont pas toujours faciles à distribuer. L’Opéra de Stockholm relève le défi en offrant les premiers rôles à de jeunes artistes. Pari réussi ? Compte-rendu…
Stockholm, superbe capitale européenne sur l’eau, a un évident lien avec la musique classique et plus particulièrement avec Verdi. Les mélomanes connaissent la Konserthuset qui accueille les concerts et la cérémonie de remise des prix Nobel ou encore la Berwaldhallen baptisée en l’honneur du célèbre compositeur suédois mais les yeux et les oreilles des lyricophiles se tournent en priorité vers le Kungliga Operan. La construction de l’Opéra royal de Stockholm a été décidée par Gustave III, héros malgré lui d’une tragédie mise en musique par Verdi. Riccardo, comte de Warwick et personnage central de l’opéra Un ballo in maschera est en fait notre Gustave III roi de Suède, Verdi ayant été contraint par la censure de changer son nom. En 1858, il était impossible de représenter un régicide sur scène alors que quelques années plus tard, en 1871, il était tout à fait plaisant d’assister à l’agonie d’une esclave éthiopienne et de son amant égyptien. Ce vendredi 27 mai 2022, une Aida moderne a été proposée aux spectateurs venus nombreux applaudir la dernière représentation de la saison du chef-d’œuvre.
Un directeur de théâtre directeur d’opéra
La reprise de la production de Michael Cavanagh créée en 2018 présente un intérêt particulier pour le public stockholmois et pour la planète lyrique internationale. Le metteur en scène vient d’être nommé directeur artistique de l'opéra à l'Opéra royal de Suède où il succède à Birgitta Svendén, mezzo suédoise bien connue des wagnériens. Débarrassée des clichés hérités de l’égyptomanie, sa vision de Aida résolument moderne conjugue esthétisme et grand spectacle. Le décor et les costumes épurés suffisent à évoquer la grande cérémonie et à imaginer d’hypothétiques pyramides au loin. Détournée, la marche triomphale avec ses fameuses trompettes se mue en temps fort de la représentation et provoque même le choc. Plutôt qu’un étalage de kitch, Cavanagh a choisi de représenter les traumas de Radamès avec une pantomime saisissante découpée en plusieurs saynètes qui figurent les horreurs de la guerre. Certes, nous n’échappons pas aux costumes de militaire et aux fusil d'assaut mais ils servent un propos déchirant, surtout en cette période. Avec quelques gestes, le metteur en scène offre au chanteur des repères pour caractériser leur personnage, encore faut-il avoir des talents d’acteur. Ivan Defabiani semble s’inspirer de la vieille école et n’arrive pas à donner une réelle prestance au rôle du guerrier Radamès. La voix au timbre barytonant du ténor manque complètement d’homogénéité et dessert la technique prise à défaut dans les difficultés, nombreuses, de la partition. Les aigus forte et tenus ne suffisent pas à camper un personnage, encore moins une ligne vocale verdienne acceptable.
Amnéris et Aida forment le couple de la soirée
L’Amonasro aboyé de Johan Edholm est une autre déception que surpasse la prestation calamiteuse d’Il Re, chanté dans un quasi parlando par une basse en bout de course. Côté rôles masculins, seul le Ramfis sonore et monolithique d’Alessio Cacciamani se montre suffisamment à la hauteur. Les chœurs de l’Opéra royal sont fort heureusement exemplaires dans chacune de leurs interventions remarquées comme pour l’orchestre. Dirigés par Sian Edwards, les musiciens ont déployé un bel éventail de sonorités associant force, justesse et raffinement. La cheffe dose ses effets et se montre tour à tour conquérante dans les passages héroïques et attentive dans les parties plus intimes. En matière de direction orchestrale, le sexe ne joue aucun rôle, sur le plateau en revanche… La mezzo Judit Kutasi remplaçant Katarina Dalayman souffrante s’est imposée avec évidence dans le rôle d'Amnéris avec des moyens vocaux exceptionnels qui la placent dans le cercle restreint des grandes verdiennes à suivre de près. Autre révélation de la soirée, Christina Nilsson porte un nom ô combien illustre ! (il fut porté par la wagnérienne de légende et également par la soprano qui a inspiré le personnage de Christine Daaé du Fantôme de l'Opéra). Comme les grandes mozartiennes qui se sont aventurées dans un rôle sans toutefois en posséder l’exact format vocal, la jeune soprano fait des merveilles dans Aida. Avec des graves marqués, un respect des nuances et des pianissimi, son « Ritorna vincitor! » augure un « O Patria mia » de toute beauté. L’aigu flotté et piano montre une technique remarquable et impressionnante surtout s’agissant d’une toute jeune artiste (lauréate d’un troisième prix et du prix Birgit Nilsson au concours Operalia 2019). Avec leur cheffe, les deux voix féminines (auxquelles on peut ajouter la Sacerdotessa de Jessica Forsell) ont largement comblé les attentes des mélomanes les plus exigeants. La mise en scène aboutie permettra sans doute de rendre cette soirée inoubliable.