Don Giovanni, une véritable boucherie à l’Opéra de Lille
Le mélomane se rend à Lille toujours avec empressement car il sait que l’Opéra y programme des productions étonnantes et de grande qualité. Pour ouvrir le 100ème anniversaire de la maison, c’est dans une boucherie qu’il avait rendez-vous avec Don Giovanni. Explications…
Alors que les débats sur la modernité des mises en scène font rage, l’Opéra de Lille (qui fête cette saison son centième anniversaire*) apporte une réponse factuelle qui alimentera sans nul doute les conversations. En programmant en ouverture de saison Don Giovanni de Mozart, l’opéra des opéras, dans une production sanglante, Caroline Sonrier (chaleureuse et chevronnée directrice de l’institution nordiste depuis plus de 20 ans) a offert à son public une vision plutôt radicale portée par l’homme de théâtre Guy Cassiers. En plaçant certains personnages dans une boucherie, il aurait pu déplaire au plus grand nombre et pourtant, lors du salut à la fin de la première représentation du 5 octobre 2023, quelques rares huées ont été largement couvertes par les bravos des spectateurs conquis.
Carpaccio alla Don Giovanni par Guy Cassiers
Si l’on ne s’en tient qu’aux images, le spectacle a de quoi déconcerter et pourtant, Guy Cassiers reste fidèle au texte et ne raconte pas une autre histoire que celle, bien connue, du grand seigneur méchant homme qui séduit à tout va pour défier les hommes et Dieu. Tout se déroule comme l’indique le livret même si le metteur en scène pousse un peu plus loin le curseur pour dessiner un portrait de Don Giovanni que l’on peut qualifier « d’actuel ». Dans des costumes assez neutres, les jeunes artistes appartiennent à un aujourd’hui familier où les futurs jeunes mariés Zerlina et Masetto ne sont plus paysans mais des bouchers. Après la fête, le deuxième acte s’ouvre sur une vision de désolation et d’horreur. Tout semble avoir mal tourné pour les participants couverts de sang, précipités dans l’univers terrifiant d’un tueur en série que ne renierait pas un Dexter ou Jack l’éventreur. Jonché sur un amoncèlement de corps en morceaux, Don Giovanni exulte enivré de transcendance lors de la scène finale plutôt réussie. En contraste à cette face gore, Guy Cassiers apporte des éléments de décor esthétisants avec des panneaux stylisés où sont projetées les vidéos abstraites et très élégantes de Frederik Jassogne et Bram Delafonteyne. L’apparition du Commendatore en surimpression sur sa pierre tombale créé un trouble saisissant. L’on ressort de ce nouveau Don Giovanni agréablement secoué même s’il manque parfois une dimension théâtrale alors qu’il a à disposition, une jolie troupe de chanteurs-acteurs.
La brigade de la cheffe Emmanuelle Haïm
En faisant de Zerlina un personnage volontaire qui prend les rênes de la séduction, Cassiers peut compter sur le sex-appeal de Marie Lys, soprano très bien chantante et convaincante même si la scène de l’agression est rendue moins compréhensible. Masetto, son fiancé malmené, trouve en Sergio Villegas Galvain un interprète sincère avec déjà un solide bagage qui lui permettra sans aucun doute d’aborder d’autres barytons mozartiens. Réunissant de jeunes chanteurs (qui faisaient à Lille leur prise de rôle) et artistes plus accomplis, la distribution vocale, admirablement portée par Emmanuelle Haïm à la direction musicale, est assez disparate mais globalement pertinente. Même si elle nous réserve quelques moments de théâtre, Chiara Skerath est une Donna Elvira lestée par un timbre marqué et une technique où l’effort se fait sentir trop souvent. A l’inverse, le chant aérien d’Emőke Baráth convient divinement à sa Donna Anna belcantiste. Même si ce soir de première, le « Non mi dir » restait perfectible, la prestation est inoubliable tant la beauté est au rendez-vous. Don Ottavio, l’amoureux repoussé, est incarné par le très musicien Eric Ferring qui ose des ornementations dans ses airs virtuoses qu’il survole avec aisance. Avec James Platt en Commandatore conventionnel, le couple Don Giovanni et son valet Leporello ne respecte pas exactement le cahier des charges. Même s’il donne à son rôle les intonations qui conviennent, le très jeune et bien chantant Vladyslav Buialskyi n’est pas la basse bouffe qui offre un contraste suffisant au baryton de Don Giovanni. Avec un timbre velouteux, Timothy Murray possède assurément du charme en attendant de donner plus de poids à ses arias magnifiquement chantés mais qui manquent encore de profondeur. Ensemble en résidence à l’Opéra de Lille, le Concert d’Astrée est également chez lui dans Mozart où la vivacité atteint facilement la virtuosité grâce au théâtre insufflé par Emmanuelle Haïm, très à l’aise dans le chef-d’œuvre. Avec les chœurs à la hauteur, l’Opéra de Lille prouve qu’à 100 ans, la maison d’opéra est de plain-pied dans une modernité qui parle à tous les publics.
*A l’occasion de son centième anniversaire, l’Opéra de Lille édite un ouvrage passionnant qui retrace les grandes dates de l’institution avec de nombreuses illustrations. Sous la direction de Raphaëlle Blin, chercheuse et coordinatrice de l’édition, « Une maison d'Opéra au XXeme siècle, Opera de Lille 1923-2023 » aux Editions Snoeck est un incontournable.