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Des soldats ont envahi la scène de la Scala de Milan

Des soldats ont envahi la scène de la Scala de Milan

Une odeur de souffre plane parfois autour de certaines pièces. Même si la création de l'opéra de Bernd Alois Zimmermann, Die Soldaten, a fait sensation, l'oeuvre traîne toujours une étrange réputation. Jugé souvent comme difficile à monter avec un livret à la limite de l'insoutenable, l'opéra pourrait décourager les grandes scènes. Mais comme avant lui, le Wiener Staatsoper, l'Opéra national de Paris ou le Bayerisches Staatsoper, le Teatro alla Scala a, à son tour, dépassé la gageure, en offrant six représentations à ses spectateurs exigeants, plus habitués aux opéras de Verdi qu'à la violence de la musique d'avant-garde. La salle n'affichait certes pas complet, ce dimanche 25 janvier 2015, mais sans changer ses tarifs habituels, elle accueillait tout de même quelques curieux. 

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

Die Soldaten a été créé à l'Opéra de Cologne, le 15 février 1965, il y a donc tout juste cinquante ans. Le seul opéra de Zimmermann a connu depuis de nombreuses reprises, offrant parfois aux regietheater l'opportunité de scènes choc. Il faut dire que le livret avec son contenu explicite, se prête assez bien aux débordements. Avec son lot de meurtre, de viol et de suicide, l'histoire suit le parcours de Marie, baladée entre le désir des hommes jusqu'à la déchéance. Le récit est déstructuré, comme le fera David Lynch dans son film Mulholland Drive, apportant une réelle force dramatique jusqu'à la scène finale, un cri déchirant entre roulements de tambours assourdissants et sirènes de guerre.

D'une parfaite cohérence narrative, la mise en scène d'Alvis Hermanis offre une succession de scènes lisibles qui mettent en exergue la déshumanisation des soldats. C'est à travers leur regard que les femmes seront présentées, comme de seuls objets sexuels. Sur scène, des images de prostituées nues en surimpression traduisent l'idée fixe. En coproduction avec le Salzburger Festspiele, le spectacle a été conçue pour la salle du Felsenreitschule, le manège d'équitation. Le dispositif scénique a été repris à la Scala où, en arrière-plan, sont stationnés les soldats et leurs chevaux. A l'avant-scène, se déroulent les scènes bourgeoises dans les salons, dans la chambre de la jeune fille, dans les bars ou les bordels. Avec beaucoup d'intelligence, Alvis Hermanis a choisi de ne pas surenchérir dans la crudité, laissant la musique et le texte s'exprimer pleinement. La scène du viol de Marie pourrait facilement devenir insoutenable, elle est ici habilement contournée. L'héroïne malheureuse est enfermée dans une cage de verre où, molestée par les deux hommes qui l'entourent, elle se cogne contre les parois. La mise en scène pourrait parfois même paraître presque trop sage si elle ne servait à merveille la musique monstrueuse.

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

La filiation de Zimmermann avec le grand modèle de Lulu ou de Wozzeck d'Alban Berg est indéniable. Mais malgré l'utilisation du dodécaphonisme, la musique s'inscrit dans un mouvement plus moderne encore. Osant les citations (un extrait de la Matthieu de Bach), le compositeur utilise toutes sortes de musiques (jazz, chant grégorien, folklore) et de procédés (électronique, amplification) pour créer une atmosphère sonore contrastée, étonnement fluide d'une scène à l'autre. L'écriture vocale est remarquable. Pour la situer, on pourrait facilement évoquer Richard Strauss ou Anton Webern. L'ouverture nous plonge dans un chaos instrumentale mais dès la première scène, le duo nous permet d'apprécier les voix, qui seront toutes d'une qualité exceptionnelle. De la distribution qui affiche les parfaits Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Matthias Klink et Boaz Daniel, se détachent peut-être le mezzo riche d'Okka von der Damerau dans le rôle de Charlotte, la soeur ou bien encore, Daniel Brenna dans le rôle de Desportes. Le ténor a sans doute la partition la plus écrasante à défendre. Il se sort des difficultés avec aisance et, grâce à un timbre enjôleur, nous offre même un beau moment de charme lors de sa première scène avec Marie.

Brescia-Amisano © Teatro alla Scala

Brescia-Amisano © Teatro alla Scala

Thomas E. Bauer dans le rôle de Stolzius est la seule légère déception, car la voix, ce soir là, manquait de projection. L'engagement de l'acteur, en revanche, est total comme celui de sa partenaire, l'époustouflante Laura Aikin. La soprano américaine, déjà grande interprète de la Lulu de Berg, a trouvé avec Marie qu'elle incarne depuis 2012, un nouveau rôle signature. La voix a conservé ses aigus ciselés et même si la silhouette de jeune fille s'est estompée, la chanteuse, présente presque à chaque scène, reste parfaitement convaincante. Signalons également les deux grands noms de Gabriela Benacková et d'Alfred Muff qui, dans les rôles du père et de la comtesse, se sont montrés tout simplement éblouissants, lui dans le dépouillement, elle grâce à des aigus percutants et une ligne vocale tenue.

Laura AikinBrescia-Amisano©Teatro alla Scala

Laura Aikin

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

Comme à Salzbourg, Ingo Metzmacher a été le grand coordinateur du gigantesque orchestre voulu par Zimmermann. Sa direction a été très attentive aux textures et nous a offert une belle lisibilité, alternant violence et précision. Même si, pour renforcer l'impression de stéréophonie et pour noyer les spectateurs dans le son, quelques loges ont été monopolisées par des instrumentistes et des enceintes, les voix sont toujours restées au coeur du dispositif, notamment lors du trio final de l'acte III, sorte d'antithèse du Rosenkavalier de Richard Strauss.

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

Brescia-Amisano©Teatro alla Scala

Les spectateurs de la Scala ont accueilli Die Soldaten, certes sans enthousiasme mais avec intérêt et, notons le, sans aucun sifflet. Lorsque l'on connaît les nombreuses passions qui se déchaînent ici et qui ont fait la réputation du lieu, on pourrait presque supputer que le succès était bien au rendez-vous !

Il n'en demeure pas moins que cette production prouve -s'il le fallait encore- que l'opéra est une oeuvre marquante du XXème siècle qui a bien évidemment sa place au répertoire de toutes les grandes salles.

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