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Antoine Palloc : « Nous sommes l’anneau qui met en valeur le diamant »

Antoine Palloc : « Nous sommes l’anneau qui met en valeur le diamant »

Dans la grande cour des musiciens, les plus discrets ne sont pas forcément ceux que l’on entend le moins. Victimes d’un cliché romantique véhiculé par la littérature et le cinéma, les pianistes accompagnateurs sont restés bien trop longtemps dans l’ombre des divas considérés comme des artistes de second plan. Aujourd’hui, leur image a fort heureusement évolué et aucun mélomane n’ignore plus le rôle crucial qu’ils tiennent dans l’exercice délicat du récital. Quand deux artistes dialoguent sur des Lieder de Schubert, des mélodies de Fauré ou des transcriptions d’airs d’opéra, l’émotion intensément vécue est le produit d’un travail ou plutôt dans ce cas, d’un très grand Art.

Parmi les pianistes accompagnateurs de renom, Antoine Palloc nous donne régulièrement rendez-vous sous le dôme de l’Eléphant Paname. La série de récital L’Instant Lyrique est devenue l’un des grands incontournables de la saison parisienne. Quelques-unes des belles pages s’écrivent avec le pianiste que nous avons eu la chance de rencontrer sur le chemin des Festivals. On connaissait l’artiste sensible à l’écoute des grands chanteurs qu’il accompagne avec esprit. Pourtant l’échange volubile a mis en évidence que la conversation devait se transformer en interview pour pouvoir partager avec le plus grand nombre sa passion pour un métier qui mérite encore plus de lumière. Antoine Palloc est un ambassadeur enthousiaste de l’art lyrique, un talentueux passeur d’émotion qui arrive avec charme à tisser des liens invisibles entre la musique et les mots. Donnons-lui la parole...

Salle Gaveau @ Cassiana Sarrazin

Salle Gaveau @ Cassiana Sarrazin

Comment devient-on accompagnateur ?

Je ne sais pas (rire). Il se trouve que j’ai toujours voulu faire ce métier. A l’opéra de Nice, je me souviens d’avoir assisté à un récital de Mady Mesplé avec au piano, Dalton Baldwin. Je devais avoir 12-13 ans et je suis allé faire mon petit autographe. En discutant gentiment, Dalton me demande ce que j’imagine plus tard. Ma réponse a été : « Un jour je ferai comme vous ! ». J’aimais les textes, le drame, le théâtre et j’ai découvert alors qu’il y avait un métier qui alliait tous ces arts.

Quelle est votre formation ?

Au conservatoire de Nice, j’ai d’abord fait du piano pour jouer d’un instrument. C’est Catherine Collard mon professeur qui a senti qu’elle devait me pousser dans cette voix. A cette époque, elle donnait beaucoup de récitals avec Nathalie Stutzmann. Elle m’a convaincu de suivre cette carrière et m’a invité à aller aux Etats-Unis pour me spécialiser. Il est important de dire aux jeunes du conservatoire que concertiste n’est pas l’unique débouché pour un pianiste. Il existe de nombreux métiers tout aussi honorables.

L’éducation aux Etats-Unis est-elle vraiment différente comme on le dit ?

A Princeton, j’ai trouvé énormément de bienveillance. Vous ne passez pas de concours (sauf le concours d’entrée) et cela vous libère de la pression des examens de fin d’année. Et puis, vous faites énormément de pratique. J’ai dû jouer une vingtaine de récitals chaque année ce qui m’a permis d’apprendre et d’exercer en même temps. En sortant de l’éducation française, c’était une grosse respiration. Après Catherine, j’ai eu des professeurs merveilleux comme Martin Katz et Dalton Baldwin qui était pour moi un monstre sacré, comme on l’imagine. Mais j’ai continué à apprendre avec bien d’autres artistes... tous les chanteurs avec qui j’ai travaillé par la suite !

La disparition récente de Dalton Baldwin a dû vous toucher tout particulièrement ?

J’ai énormément de souvenirs car nous sommes devenus des amis très proches. C’était quelqu’un qui invitait facilement ses élèves chez lui. Au cours d’un dîner, on pouvait y croiser Jessye Norman, Kiri te Kanawa, Marylin Horne, Gérard Souzay... Nous étions impressionnés mais cela se passait de façon spontanée et tout à fait normale. Dalton nous laissait entendre que nous faisions tous le même métier, certes à des moments de carrière différents. C’est notamment grâce à lui et à de grands accompagnateurs comme Gerald Moore ou Martin Katz que notre statut a changé.

Antoine Palloc @ L’instant lyrique

Antoine Palloc @ L’instant lyrique

D’après vous, d’où vient cette image de pianiste de second plan car on se représente souvent l’accompagnateur comme un petit monsieur effacé sous une pile de partitions ?

Il y a des histoires extrêmement drôles. Pour ses récitals, le grand Chaliapine avait numéroté une liste de mélodies et c’est par chiffre qu’il s’adressait à son accompagnateur ! Il n’y a pas si longtemps dans certains récitals, le pianiste était placé derrière le rideau. Ce sont les grands chanteurs comme Dietrich Fischer Dieskau, Christa Ludwig qui en remettant les récitals au goût du jour ont sorti leurs accompagnateurs de l’ombre.

Est-ce que la venue de solistes comme Sviatoslav Richter pour Dietrich Fischer Dieskau a également participé au renouveau du récital ?

Il y a eu assurément de belles rencontres mais accompagnateur reste un métier à part. Il doit y avoir une écoute à l’autre et je dirais même « envers » l’autre. Beaucoup de chanteurs désirent toujours travailler avec le même pianiste et je les comprends. Nous connaissons leur corps, leur respiration mais aussi les limites, les forces et les faiblesses. Il est important de savoir ménager nos efforts pour qu’ils soient toujours mis en valeur et surtout pour que ce soit le plus confortable possible. J’aime à dire que nous sommes l’anneau qui met en valeur le diamant.

Quitte à s’effacer ?

C’est ça le but. Le terme « accompagnateur » est extrêmement positif parce qu’on mène les artistes vers quelque chose mais il faut savoir que si je ne respire pas avec eux ou si je joue mal, ils chanteront mal. De deux instruments aussi disparates que voix et piano nait une magie, et parfois même un miracle.

C’est une alchimie entre les artistes ?

« Ce Lied de Schubert, c’est le nôtre... », « voilà, ça c’est vraiment nous... » sont les plus beaux compliments que je puisse recevoir. Le secret est d’être humble face à la partition et de rester sur la même longueur d’onde que le chanteur. Tout cela passe par le travail, le travail, le travail ! En récital, rien n’est improvisé. Tous les grands avec qui je joue possèdent tous la même rigueur. Il n’y a pas une double croche qui ne soit pas en place ! En répétition, ils s’enregistrent pour pouvoir ensuite se réécouter avec distanciation et améliorer encore. C’est une petite anecdote qui peut servir aux jeunes chanteurs.

Comment vous préparez-vous pour un récital ?

En répétition, je suis concentré à 90 % sur le chanteur et à 10 % sur mon piano. Martin Katz me disait : « quand tu travailles tu dois être capable de jouer en écoutant ». Il rajoutait avec humour « et tu dois pouvoir réciter les numéros de téléphone de tous tes amis ! ». Après tout dépend des artistes. Certains ont besoin d’être rassurés en répétant beaucoup. D’autres à l’inverse préfèrent vivre sur l’impulsion du moment pour interpréter. Tout s’équilibre le soir du récital.

Cela représente un travail physique de mise en condition ?

Alors, je vais à la gym à 8h et je suis au piano à 10h ! Est-ce que cela vous répond à votre question ? (rires). Plus sérieusement, la technique pure et dure, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé. La maîtrise permet de s’abandonner pour encore mieux donner. Je ne vibre complètement sur scène que lorsque j’ai l’impression de chanter avec les artistes.

Antoine Palloc et Sonya Yoncheva @ RoseyHall, Rolle

Antoine Palloc et Sonya Yoncheva @ RoseyHall, Rolle

Et d’ailleurs, comment se construit un programme ? Participez-vous à son élaboration ?

Avec les artistes que je connais très bien comme Benjamin Bernheim, Nicolas Courjal, Karine Deshayes, Jennifer Larmore, Annick Massis, Patricia Petibon, Chiara Skerath, Béatrice Uria-Monzon, Sonya Yoncheva,… cela arrive en effet que je suggère telle pièce plutôt qu’une autre. Mais il y a beaucoup de cas de figure. Il se peut que vous remplaciez à la dernière minute un collègue qui avait un programme déjà établi. Dans ces cas, vous travaillez dare-dare pour être prêt. Les organisateurs imposent parfois un thème. Avec Annick Massis, à Orsay nous avions fait un passionnant programme « Grandeur des courtisanes » où nous avions joué les Chants de Geishas d’Henri Tomasi. La redécouverte des répertoires moins connus est une partie vraiment excitante. Et je suis également ravi de faire entendre une pépite de Reynaldo Hahn à une jeune artiste américaine qui ne l’a jamais entendue. Et puis après 26-27 ans de carrière, j’apprends tous les jours et je m’émerveille comme lorsque Marina Rebeka ou Sonya Yoncheva m’ont fait découvrir des mélodies de leur pays. Jouer des chansons en arabe avec Joyce El-Khouri a été une expérience bouleversante.

On imagine que jouer du Schubert ou du Liszt et plus gratifiant que des transcriptions d’airs d’opéra de Verdi ?

Il ne faut pas croire ! Avec un Bellini ou un jeune Verdi, je suis au paradis parce que c’est là où j’ai l’impression d’être le savon qui brosse le dos des chanteurs (rire) ! C’est dans les œuvres les plus simples à jouer pour moi que je suis le plus en communion avec eux car je les vois respirer. Je sens à la seconde près se profiler la consonne. Il y a aussi un aspect amusant que le public connait moins, c’est la réécriture. Certains transcripteurs n’étant pas pianistes, il manque parfois des choses importantes. Il arrive même que nous ayons des partitions impossibles à jouer à moins d’avoir quatorze mains.

Mais un Lied comme Erlkönig de Schubert…

C’est beaucoup plus facile, il suffit de savoir faire des octaves pendant six pages ! Avec un chanteur inspiré, les airs d’opéra peuvent être sublimes mais je dois reconnaître que la mélodie passe mieux lorsqu’il n’y a pas ce feu. Elle représente moins de challenge avec un ambitus vocal souvent plus restreint. En revanche, il est indispensable d’être un bon diseur pour faire passer l’émotion. Le récital est un exercice que j’adore parce que cela change tout le temps, les pièces étant relativement courtes. Nous sommes comme des jongleurs qui feraient de la voltige.

Quand on a étudié avec Dalton Badwin qui a lui-même a travaillé avec des compositeurs comme Francis Poulenc, est-ce qu’on se sent dépositaire d’un héritage ?

Non, pas du tout. D’avoir la chance de connaître Dalton, Gérard Souzay ou Irène Aïtof m’a permis de grappiller quelques miettes qui mises bout à bout avec ma sensibilité et ma culture personnelle ont été utiles pour comprendre ce qui se cache derrière la figure du grand compositeur. Les anecdotes vous aident surtout à le désacraliser. Par exemple, je ne savais pas comment m’y prendre avec une œuvre de Debussy assez difficile et j’ai demandé conseil à Irène Aïtof qui m’a dit : « Ecoute, pour ce morceau, Claude s’était mis à table là. Il m’a demandé un verre de vin et il s’est mis à sa partition. En un rien de temps, il a fini. » Cela m’a complètement libéré ! J’ai eu l’occasion de travailler avec des compositeurs comme Jake Heggie. Bien évidemment, j’avais une foule de question mais sa réponse était simple : « Je te fais confiance car j’ai écrit en pensant à toi ! ». Il est arrivé la même chose avec Bechara El-Khoury qui m’a dit : « mon œuvre est la vôtre ! ». C’était tellement humble car leur musique traversera les siècles, nous pas ! En tant qu’interprètes, nous sommes ici pour donner.

Vous vous souvenez de vos premiers récitals ?

Oui, avec Jennifer Larmore aux Etats-Unis. J’avais 20 ans ! Ça a tout de suite très bien marché entre nous. Puis, il y a eu ce remplacement à l’Opéra de Lille où j’ai accompagné Frederica von Stade. J’ai travaillé 25 heures par jour pour être au point. Grâce à son agent, j’ai pu entrer ensuite comme chef de chant à l’Opéra Bastille. Mais le tout premier récital, nous l’avons fait avec Franck Ferrari au conservatoire de Nice. C’est là que j’ai également rencontré Richard Plaza avec qui nous avons monté L’instant lyrique.

@ L’instant lyrique

@ L’instant lyrique

Parlez-nous de L’instant lyrique…

Richard est à l’initiative du projet avec ensuite Sophie de Ségur, Julien Benhamou et moi qui ai suggéré l’idée d’aider également les jeunes chanteurs. L’idée est que chaque artiste se sente libre de se faire plaisir pour nous faire plaisir. Les saisons sont construites deux ou trois ans à l’avance parce que les invités que nous recevons sont toujours très sollicités. Nous allons bientôt proposer le cinquantième rendez-vous avec Karine Deshayes. L’instant lyrique répond à une demande au moment où les récitals lyriques se sont réduits comme peau de chagrin à Paris. C’est un succès et nous sommes très heureux car il y a des spectateurs, un répertoire et des chanteurs ravis qui n’attendaient que cela. L’exercice du récital peut être plus dur qu’un rôle à l’opéra mais savoir susurrer un poème de Goethe apporte énormément.

Comme chef de chant, vous aidez les artistes à préparer leurs rôles. Votre expérience du récital est-elle un atout ?

C’est une partie passionnante mais avec l’opéra, nous sommes vraiment dans autre chose. Le chef de chant aide à la conception et à la construction d’un rôle. En travaillant avec le chanteur, nous calons les respirations par exemple. Nous balisons la partition pour nous assurer qu’il n’y ait aucune surprise. Et puis, le travail passe aussi par l’examen des traditions selon les répertoires, ce que l’on a le droit de faire ou pas...

Vous accompagnez également des masterclasses...

Tout récemment encore j’ai joué avec Felicity Palmer, une grande dame. Elle a travaillé avec des chefs illustres mais avec simplicité, elle nous a donné à tous une vraie leçon de vie grâce à son énergie communicative, sa passion, et toujours le désir... Un de ses élèves répétait la même erreur et avec beaucoup d’humour et sans une once d’agacement, elle lui a dit : « J’ai compris, peut-être que vous êtes le compositeur de cette pièce ! ». J’ai eu la chance de l’accompagner dans l’air de la Comtesse de La Dame de Pique de Tchaikovsky. C’était un instant magique car elle m’a donné des indications très précises pour qu’elle soit à l’aise, ce qui m’a mis en confiance. J’ai pu l’emmener où elle voulait aller.

Il est important d’aider les nouvelles générations ?

Les débuts professionnels sont toujours hasardeux. J’ai eu la chance de recevoir les conseils de la mezzo Margarita Zimmermann alors que je n’avais pas les moyens de m’offrir ses cours. Elle m’a dit, « Ce que je fais pour toi, tu le feras pour d’autres un jour ». Comme elle, il y a des gens remarquables qui aident les jeunes artistes. Je pense tout particulièrement à Pierre Ribémont et son association Pro'scenio. Au sortir des grandes écoles et des CNSM, ils vont chercher les jeunes talents pour leur permettre de mettre un pied sur une scène, ce que les conservatoires n’offrent pas vraiment. Ces gens-là existent et il est important de les citer.

Quelles sont vos envies pour 2020 ?

Heu... Je peux dire qu’un peu toutes mes envies ont été assouvies parce que je suis allé chercher les artistes avec qui j’avais envie de travailler (rires). En revanche, j’adore enseigner et j’aimerais certainement avoir une classe pour faire travailler les pianistes autrement qu’en leur apprenant à déchiffrer et à transposer.

En vous écoutant, l’on comprend qu’il n’y a aucune frustration à être accompagnateur ?

Aucune, c’est un choix et c’est un bonheur !

Propos recueillis le 15 octobre et le 11 décembre 2019

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