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Thomas Hampson & Luca Pisaroni : « Ce n’est pas qu’une histoire de famille »

Lorsque ce dimanche de septembre, nous retrouvons Luca Pisaroni, Thomas Hampson et son épouse non loin du Louvre, nous sommes invités à partager un moment d’intimité. Les parents rejoignant leur gendre autour d’un café, tout naturellement la conversation va bon train. L’on en oublierait presque qu’il s’agit d’un admirable baryton-basse à la carrière déjà bien installée et de l’un des plus grands barytons de sa génération. En cette rentrée parisienne 2017, Thomas Hampson et Luca Pisaroni se partagent la scène de l’Opéra Bastille pour deux reprises. La production signée Jorge Lavelli de Lustige Witwe (La Veuve Joyeuse) de Lehár (où Hampson incarne Danilo) a été à l’affiche trois fois depuis sa création en 1997. Le Pelléas et Mélisande de Debussy vu par le grand plasticien américain Bob Wilson, connait ici sa sixième reprise. C’est un moment important pour Luca Pisaroni qui aborde pour la première fois le rôle de Golaud. 

Lorsque les deux chanteurs évoquent leur métier, les répertoires, la technique, ils parlent avec rigueur et passion mais il est difficile de garder son sérieux bien longtemps car l’un et l’autre aiment à se taquiner. Thomas Hampson commence ainsi l’interview : « Alors, qu’est-ce que vous voulez savoir sur Luca ? Je peux vous raconter absolument tout sur lui ! » et Luca Pisaroni de répondre : « Oh, non ! ». Le ton est donné…

Thomas Hampson et Luca Pisaroni © Jiyang Chen

CCC : Vous êtes tous deux à l’affiche de l’Opéra Bastille, vous Luca Pisaroni de Pelléas et Mélisande à partir du 19 septembre 2017 dans le rôle de Golaud et vous Thomas Hampson depuis le 9, dans Die Lustige Witwe. Danilo est un rôle familier ? 

T.H. : C’est en effet un rôle que je connais très bien pour l’avoir souvent chanté. Dans la dernière production à Chicago, nous dansions toute la soirée et apprendre la chorégraphie avait été assez cocasse pour moi qui bouge plutôt comme un balai. A Paris, Jorge Lavelli a gardé la danse pour les moments plus intimes entre Danilo et Glawari. Avec Véronique Gens, plus nous avançons dans le travail et plus nous nous amusons sur scène. C’est une exceptionnelle partenaire, très élégante. 
A 84 ans, Jorge Lavelli le metteur en scène a été présent tous les jours et cela a été un bonheur de travailler avec lui. Chacun a pu apporter des idées et j’aime ce genre de relations. C’est ça le théâtre !

CCC : Luca, on connait l’esthétique hors norme de Bob Wilson qui impose un certain statisme, est-ce que le comédien peut se sentir frustré ?

L.P. : Non, pas du tout car même d’un autre genre, cela reste un jeu d’acteur. L’expression est concentrée sur votre visage. Pour un personnage violent comme Golaud, cela peut même devenir très intéressant. Lorsqu’il devient fou de rage, le fait de ne pas bouger me fait ressentir la colère qui monte de la pointe des pieds pour exploser sur mon visage. Cela reste une production compliquée pour les chanteurs mais vraiment très belle et qui marche très bien. D’ailleurs, Bob Wilson qui tient à régler personnellement les lumières nous rejoint demain. J’ai déjà travaillé avec lui sur la Passion selon St Matthieu au Théâtre du Châtelet, en 2007. Comme c’était une nouvelle production, nous étions au cœur du procédé créatif. 

La Veuve Joyeuse à Paris © Guergana Damianova / OnP

CCC : Et travailler avec le chef Philippe Jordan ?

L.P. : Je retrouve Philippe Jordan avec énormément de plaisir parce que c’est un très grand chef. Les chanteurs savent qu’ils peuvent lui faire toute confiance. C’est sans doute avec lui que j’ai chanté mon meilleur Figaro. 

CCC : Hélas pour les parisiens, il va quitter Paris pour Vienne !

L.P. : Oui mais c’est bien pour Vienne !
T.H. : Et les viennois sont ravis. Cela dit, ça a été une surprise et l’on peut espérer pour Paris que Philippe reste comme chef invité. 

CCC : Thomas, c’est un jeune chef prometteur qui est dans la fosse pour une partie des représentations de La Veuve Joyeuse ?

T.H. : Jakub Hrusa est un musicien très fin. Il devait diriger plus de dates mais comme il est un peu l’héritier de Jiří Belohlávek, suite au décès du maître il est sollicité par Prague. L’Opéra national de Paris a accepté de le libérer. Je ne perds pas au change avec Marius Stieghorst. Nous avons travaillé ensemble sur la production du Roi Artus et je suis ravi de le retrouver.

CCC : L’opéra de Debussy ne vous a jamais tenté ?

T.H. : J’ai appris le rôle de Pelléas et devais le chanter à Lyon mais j’ai préféré me retirer du projet car je ne m’y suis pas senti à l’aise et c’est entièrement de ma faute. Je pense qu’à ce moment dans ma carrière, l’enchaînement des rôles m’a posé problème. J’avais été engagé pour chanter le Barbier de Séville, le Comte des Noces de Figaro, trop de choses au même moment. Il n’y a pas eu non plus de réelle complicité avec le chef. Je me suis dit « peut-être un jour… » mais cela ne s’est jamais représenté et mon répertoire s’est développé dans une autre direction…
Aujourd’hui Golaud est assurément l’un des trois rôles que je voudrais incarner. Et lorsque Luca a été invité à le chanter, (se tournant vers lui) j’ai été horriblement jaloux ! (rires)

CCC : Quels sont les deux autres ? 

T.H. : Falstaff ! J’adorerais chanter Falstaff… en Europe et idéalement avec Robert Carsen ! Je rêve également d’interpréter Guercoeur de Magnard. C’est un opéra merveilleux, le même genre de chef-d’œuvre oublié que Le roi Arthus de Chausson. 

CCC : Vous vous êtes récemment produits tous les deux à La Scala de Milan, justement dans une mise en scène de Robert Carsen. Racontez-nous…

L.P. :  Nous nous sommes beaucoup amusés et pourtant cette production marquait nos débuts à la Scala !
T.H. : Nous aimons beaucoup jouer ensemble et ce n’est pas qu’une histoire de famille. Nous avons une même énergie et j’ai toujours admiré Luca car c’est un artiste consciencieux et sérieux. Bien sûr, nous nons donnons des conseils car l’on s’écoute l’un l’autre avec bienveillance.

CCC : Vos répertoires sont très différents…

T.H. : Oui, sauf un rôle que nous avons en commun : Golaud ! (rires)

CCC : Votre première rencontre date de 2002 à Salzburg. Un Don Giovanni déjà où Luca vous faisiez vos débuts internationaux ?

L.P. : J’avais auditionné pour Harnoncourt alors que j’étais encore au conservatoire de Milan. Et lorsque j’ai appris que j’avais le rôle, je n’arrivais pas à le croire. Je n’avais fait que deux productions avant Salzbourg ! Et c’est à Salzbourg que Thomas m’a présenté sa fille…
T.H. : Voilà, tout est de ma faute ! Elle est venue me voir lors d’une répétition. Nous étions en train de discuter avec Ildebrando D'Arcangelo et Luca et j’ai vu les deux amis se transformer en loup de Tex Avery, la langue pendante. Une fois ma fille partie, je les ai bien regardés en face et leur ai dit « il faudra me passer sur le corps ! »
L.P. : C’est vrai… (rire)
T.H. : Et seul Ildebrando m’a cru ! (rires) La vérité c’est que c’était juste merveilleux… nous sommes des parents comblés. Luca a été un peu nerveux de me dire qu’il était tombé amoureux de ma fille. Ce que je peux comprendre. Je pense que ma réponse a été très banale : « aucun problème, si tu lui brises le cœur, je te tue ! »

Pelleas et Melisande © Christian Leiber / Onp

CCC : Vous avez de nombreux projets ensemble ?

L.P. : Nous avons des concerts prévus les saisons à venir comme les récitals « No Tenors Allowed » et en 2019, la création mondiale à Houston d’un opéra sur la vie de Da Ponte qui s’intitule The Phoenix, composé par Tarik O’Regan. Le livret de John Caird raconte l’histoire de Da Ponte qui produit son premier Don Giovanni en Amérique. J’incarne le jeune Da Ponte et Thomas joue le vieux... Pardon, je rectifie, le Da Ponte légèrement plus âgé !
T.H. : Je vais incarner Da Ponte et toi, celui qu’il aimerait bien devenir. Voilà la vraie histoire… (rires)

CCC : De nouvelles prises de rôle sont-elles prévues ? 

T.H. : Je vais incarner Hadrien dans un opéra écrit par Rufus Wainwright sur Hadrien et Antinoüs à Toronto. Ensuite, ce sont principalement des reprises. J’ai d’autres Danilo, des Tosca, des Boccanegra et un Don Alfonso de Cosí qui s’annonce. Des fois, j’aimerai aussi reprendre des rôles que je n’ai chanté qu’une fois et que j’ai aimé faire comme le Roi Arthus de Chausson, par exemple.
L.P. : Après Golaud, je vais chanter dans L’Italiana in Algeri de Rossini et Rinaldo Haendel. Un nouveau rôle dans le répertoire français m’attend mais je ne peux rien en dire pour l’instant. J’espère vivement reprendre Golaud…

CCC : Quand vous travaillez un nouveau rôle, vous commencez d’abord par la partition puis l’interprétation ? 

T.H. : La première démarche est sans aucun doute de comprendre le texte pour que l’on comprenne bien. Puis vous devez intégrer le langage musical du compositeur en lisant la partition. Et alors seulement, vous pouvez commencer à réfléchir à ce qu’il serait bien de faire. 
L.P. : Pour moi, c’est toujours la même chose et cela passe par la lecture de la partition et du texte, encore et encore. 
T.H. : Je me souviens de Graham Vick qui sur le plateau du Roi Arthus me disaiT.H. : « Thomas, ne bouge pas, je t’écoute penser ». Et c’est ça que j’aime voir et entendre et surtout incarner sur scène, le dilemme émotionnel. Les tourments sont infiniment plus intéressants que l’expression du sentiment. 

CCC : Luca, vous faisiez partie du quatuor de solistes de la Messe en Si de Bach qui a fait la clôture du BachFest de Leipzig 2017, retrouve-t-on la même intensité dans la musique religieuse ?

L.P. : Et comment ! Ce fut un moment intense dans ma carrière qui m’a même bouleversé. J’ai été transporté par Herbert Blomstedt, par l’orchestre... 
T.H. : La réponse que l’on peut faire est simple. Nous sommes des musiciens et notre langage, c’est la musique. La musique est la métaphore des pensées en mots. 

Thomas Hampson et Luca Pisaroni © Jiyang Chen

CCC : Vous êtes tous deux également de grands récitalistes. A propos, Thomas vous venez de sortir un nouveau CD de mélodies françaises. Nous sommes chanceux d’avoir encore des disques…

T.H. : Je ne voulais pas enregistrer un énième récital Duparc, Fauré, Debussy. Nous avons choisi des mélodies des grands compositeurs de l’opéras français : Gounod, Bizet, Chausson, Chabrier, Saint-Saëns, un Magnard. Il y a tant de perles à redécouvrir. Nous sommes dans cette période juste avant ce qui deviendra le style français. C’est une très belle musique de salon avec une saveur théâtrale. Quant au disque, ne vous méprenez pas, mes trois derniers cds ont été auto-produits. Mais vous avez raison, j’ai de la chance avec Pentatone.
L.P. : Il y a aussi énormément de mélodies italiennes à redécouvrir car le genre a été vraiment négligé. Les italiens ne sont pas très fans de leur répertoire national, Pizzetti, Respighi, Wolf-Ferrari... 
T.H. : Luca a fait de nombreux enregistrements mais il les garde dans ses tiroirs. C’est dommage car c’est un chanteur de mélodie fantastique. Je pense que je vais devoir l’assommer pour pouvoir sortir ses enregistrements.

CCC : Thomas, parlez-nous de ce projet autour de la mélodie américaine…

T.H. : Etalée sur 2018-2020, une grande tournée « The songs of America » est programmée dans 50 états. Le programme revisite l’histoire des Etats-Unis sociale et politique à travers sa mélodie. Je ne suis pas engagé en politique mais je suis comme tout le monde, affreusement énervé d’avoir ce président mais je crois au processus démocratique. La démocratie passe obligatoirement par l’éducation. Les arts et les sciences humaines aident à comprendre ce que nous sommes. C’est aussi fondamental pour vivre ensemble.

CCC : Les rendez-vous sont pris…

Propos recueillis par Hugues Rameau-Crays, le 10 septembre 2017