Vadim Repin : "Cela peut me perturber si l'on applaudit pas..."
Quels sont les éléments qui définissent le mieux un grand artiste ? Le nombre de kilomètres parcourus dans une saison ou les bars d’hôtel cosy où ils vous reçoivent ? Ou est-ce ce petit supplément d’âme qui transforme la simple rencontre en un moment tout à fait exceptionnel ? Le violoniste Vadim Repin est reconnu par ses pairs comme l’un des plus grands artistes actuels. Attaché à son instrument dès l’enfance, il est le plus jeune artiste à avoir remporté le prestigieux concours Reine Elisabeth (en 1989). Depuis, il mène une carrière exemplaire. Nombre de critiques louent sans retenue sa technique impeccable et se précipitent à chacun de ses concerts pour jouir d’un moment intense. Le violoniste sait capter l’attention d’un public fidèle, sans débauche de grands mouvements. Toujours concentré sur la musique, il privilégie le son, le plus beau possible et l’émotion… Au lendemain du concert qu’il a donné au Théâtre des Champs-Elysées (où il jouait le concerto de Tchaikovsky sous la direction de Vladimir Ashkenazy) et à la veille de l’inauguration du tout premier Trans-Siberian Art Festival (du 31 mars au 12 avril) dont il est le Directeur Artistique, Vadim Repin nous a accordé une interview.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour organiser ces événements ?
C’est un exploit ! Nous avons réussi à organiser le Festival en un temps record. Notre chance a été d’avoir le soutien du gouverneur de la Sibérie. Dès que la nouvelle salle de concert de Novossibirsk a été terminée, nous avons mis en place le financement et en deux trois mois, nous avions notre projet. C’était un peu risqué d’organiser un tel festival en si peu de temps mais c’était vraiment très excitant. Avec l’équipe, nous avons travaillé comme des forcenés et le résultat, c’est la meilleure des choses. Nous sommes déjà en train de travailler sur la prochaine édition et même sur les éditions 2016 et 2017 !
Avez-vous conçu le Trans-Siberian Art Festival autour d’un thème en particulier ?
Mon idée, plutôt que de faire un festival avec trois ou quatre concerts autour d’un compositeur, a été de le construire comme un voyage, dans l’esprit du Transsibérien, en parcourant tous les arts.
La ville de Novossibirsk est à l’exact centre de la voie ferrée du Transsibérien. Les routes qui partent de tous côtés, la place au croisement de différentes cultures. Le nom du Trans-Siberian Art Festival reflète cette idée et c’est comme un hommage rendu à cette ligne de chemin de fer qui a permis à la ville de se bâtir et de se développer. Et puis, je suis né à Novossibirsk…
Et d’ailleurs, quel temps fait-il à Novossibirsk en mars-avril ?
C’est le printemps et tout le monde est très joyeux. La température n’est plus froide, et oscille entre 5 et 15 degrés même si parfois, il peut faire beaucoup plus chaud ou beaucoup plus froid. C’est un climat continental. Mais vous savez, même lorsqu’en hiver, il peut fait par exemple - 20°, c’est agréable parce que le temps reste sec. Et paradoxalement, on ne tombe jamais malade en hiver. Il n’y a pas de grippe à Novossibirsk parce que les bactéries ne résistent pas. (rire)
Votre famille vit toujours là-bas ?
Ma mère, oui. Elle est très fière et attend ce festival avec impatience ! Et comme une autre connexion, nous présenterons les films documentaires de John Bridcut sur Rostropovitch et Noureev dans le plus beau cinéma de Novossibirsk, où mon père travaillait. Il était peintre et dessinait les affiches des films.
Il y a aussi un très bel opéra à Novossibirsk et cette nouvelle salle, le Arnold Kats State Concert Hall. Elle porte le nom du maestro qui fut à la fois le fondateur et le père de la vie musicale de la région. Le festival lui est dédié car grâce à son travail, notre superbe orchestre a toujours été considéré comme l’un des meilleurs de l’union soviétique. Nous sommes ravis de programmer des concerts avec l’orchestre symphonique. Olga Borodina par exemple, vient chanter les chants et les danses de la mort de Moussorgsky, Nikolai Lugansky dans Chopin... Nous recevons également d’autres amis comme Valery Gergiev.
Le Festival s’est construit comme ça, en pensant aux amis musiciens que j’admire et que je voulais inviter. Je les ai appelés en leur posant deux questions : « Est-ce que tu es libre ? » et « Qu’est-ce que tu as envie de jouer ? ». Tout est parti de là, en conservant le feu de ce moment particulier qu’est un festival.
Avez-vous réservé une place à la création contemporaine ?
Je suis très enthousiaste car avec l’Orchestre de Radio France, nous avons passé la commande d’un concerto pour violon à Benjamin Yusupov. Il sera donné en première mondiale à Novossibirsk puis en création européenne à Paris, à la rentrée. Le concerto est appelé The Voices of the Violin. Il comprend six mouvements où le violon sera présenté sous différents types, différentes cultures : indienne, jazz, bohémienne mais aussi romantique… dans l’idée du Transsibérien qui franchit les frontières. Un moment très important pour le festival.
Ce n’est pas la première fois que l’on écrit une oeuvre pour moi -il y a eu aussi le phénoménal concerto de MacMillan que je considère d’ailleurs comme l’un des meilleurs- mais celui-ci m’est particulièrement cher. Mon rêve serait de pouvoir enregistrer ces deux concertos.
Un festival ouvert sur toutes les musiques, en somme ?
Oui. Je ne voulais pas strictement que de la musique classique même si une grande partie de la programmation est faite de musique symphonique avec Kent Nagano pour l’inauguration, par exemple. Nous avons aussi un projet appelé Fiddlemania autour de Didier Lockwood et de Aleksey Igudesman, créateur de toutes les musiques possibles. Il y aura également des instruments folkloriques.
Dans le futur, nous espérons enrichir le festival avec peut-être plus de musique de chambre et aussi, et c’est très important, avec un orchestre composé de jeunes. L’idée serait de faire de la musique par les jeunes pour les jeunes. Cette saison, Mario Brunello et moi-même, les « artistes établis » nous allons nous produire avec trois très jeunes artistes. Le jeune pianiste phénoménal Andrei Korobeinikov, jouera avec l’orchestre du lycée où j’ai joué quand j’étais moi même élève.
La musique classique disparaît petit à petit de l’éducation et c’est important de donner une chance de l’expérimenter. Bien sûr, tout le monde ne sera pas happé mais il est important que chacun fasse un petit peu pour amener à la musique classique. Il faut peut être que le public s’ouvre aussi à accepter des jeunes car parfois, aller au concert se résume à « fais pas ci, fais pas ça ! ».
Mais cela ne vous dérange pas si par exemple, on applaudit entre les mouvements ?
Il faut que ce soit naturel. Ca ne me dérange pas du tout qu’on applaudisse entre deux mouvements mais à l’inverse, cela peut me perturber si on n’applaudit pas !
Vraiment !?
Mais oui ! Lorsque par exemple, avec le concerto de Tchaikovsky, si après le premier mouvement il n’y a pas d’applaudissements, je vais me dire : « il y a quelque chose qui ne va vraiment pas ! ».
J’ai d’ailleurs une anecdote à ce sujet. Je jouais au Musikverein de Vienne, le concerto de Paganini sous la direction de ce gigantesque artiste, Yehudi Menuhin. La fameuse cadence du premier mouvement s’achève et le public toujours très respectueux du Musikverein reste silencieux. Lorsque soudain, j’entends quelqu’un applaudir à côté de moi et hurler « bravo ! ». C’était Menuhin en personne ! Et un peu comme s’il avait mis le feu au poudre, toute la salle a soudainement explosé en bravos.
A l’opéra, le public n’hésite pas à applaudir après un air et cela fait partie du jeu. Si vous sentez que vous en avez envie, il ne faut pas tuer cette envie. Bien sûr, au beau milieu du mouvement, ce n’est peut-être ce n’est pas une très bonne idée (rire). Mais des fois, c’est juste impossible de ne pas le faire, comme après le second mouvement de la sonate de Franck ou avec Tchaikovsky. Même au Japon, après le premier mouvement de son concerto, on applaudit !
Au cours du festival, vous avez invité la danse avec la merveilleuse étoile Svetlana Zakharova. Comment est né ce projet ?
Même si ce sera la première fois que nous le jouerons en Russie, le spectacle a été créé au festival suisse de Saint-Prex. Plusieurs fois, nous avions été sollicités pour faire quelque chose d’original ensemble. Partager la scène, pour nous qui sommes mari et femme à la ville, pouvait faire peur, le risque étant de voir l’artiste prendre le pas sur la personne, en tirant la couverture à lui. Avec Svetlana, tout s’est passé de manière douce et délicate. Nous avons choisi ensemble les pièces pour violon puis nous avons proposé le projet à plusieurs chorégraphes. Nous avons adoré faire ce spectacle et avons vraiment hâte de le refaire. Pour le festival, nous avons retravaillé et développé le programme. Ce sera quasiment un nouveau spectacle. Svetlana est une si belle artiste.
Vous programmez aussi Lalo, Prokofiev, Chostakovitch que vous allez jouer vous-même. Comment avez-vous choisi les oeuvres ? Ce sont vos concertos favoris ?
C’est très simple, mon concerto préféré est toujours celui que je m’apprête à jouer. Je ne pourrais pas sinon. Je dois être amoureux de la pièce.
Chaque fois que je monte sur scène, chaque fois que je joue une œuvre, le plus important n’est pas d’aligner les notes, de la première à la dernière. C’est, comme je le disais tout à l’heure, une invitation au voyage. L’artiste emmène son public visiter comme un paysage de musique, notre décor émotionnel. L’œuvre, on la connaît, on l’a joué tellement de fois. En revanche, si on imagine un voyage, c’est un peu comme si je disais, « venez, je vais vous montrer un endroit que vous n’imaginiez peut-être pas. Ici c’est une combinaison, ici l’endroit le plus doux du concerto… » . J’essaie dans mes concerts de toujours garder cet esprit du cheminement.
Et concernant votre saison, comment choisissez-vous les compositeurs ?
C’est souvent une décision commune prise avec les orchestres, les chefs et parfois les organisateurs qui m’invitent. Le choix est toujours fait dans un esprit de respect mutuel des sensibilités artistiques. Pour les festivals ou les récitals, c’est différent mais il faut toujours être flexible. Même si mon emploi du temps est déjà complet sur deux ou trois saisons, il peut toujours y avoir des changements.
Est-ce que vous retravaillez toujours les partitions que vous devez connaître par cœur ?
C’est non seulement ma partie mais aussi celle de tout l’orchestre que je pourrais même réécrire de tête. Vous ne pouvez pas jouer si vous ne connaissez pas le reste de la partition. Bien sûr, je fais mes gammes, mes pages, je travaille les pièces tous les jours et c’est un effort au quotidien.
Tout paraît pourtant si simple lorsque l’on vous voit sur scène…
La simplicité avec laquelle je joue, tout cela est simulé (rire). Mais comme disait Chopin « Après avoir épuisé toutes les difficultés, c'est la simplicité qui doit ressortir avec tout son charme… ». La mécanique elle-même reste en cuisine avec l’énorme montagne de travail, de souffrances, de temps et d’efforts.
Et il faut dire aussi que le violon lui même vous aide. Il vous inspire, vous donne des idées. L’attachement avec l’instrument est quelque chose de très spécial. On rêve toujours du son que l’on aimerait produire. Et puis, en travaillant, vous vous apercevez de certaines choses, vous remarquez des couleurs. Vous essayez alors de vous en servir pour construire la soit-disant interprétation. Le plus important pour moi est de trouver la respiration juste. Le rythme, la mélodie, ce sont des éléments clé mais parfois on oublie qu’une phrase est avant tout construite sur un timing. Je suis pas très fan des concerts où l’on prend beaucoup de liberté avec le rythme et la construction de la phrase. Il faut prendre ces éléments au sérieux. Prenez par exemple un de mes héros, Jascha Heifetz. Avec lui, tout est en place. Il a cette respiration qui vous entraîne, qui vous prend aux tripes et vous tient jusqu’à la toute dernière note. C’est une gageure de toujours garder l’attention du public. Et lorsque dans la salle, on n’entend plus un seul bruit, que le temps s’arrête, c’est si particulier et même pour l’artiste.
Avec bien évidemment, l’énergie que l’on dégage au moment du concert, le travail en amont est surtout concentré sur l’attention à la respiration. Après vient le son, le vibrato et toutes les couleurs…
Actuellement, vous jouez sur quel instrument ?
Je suis très heureux de jouer sur un Guarneri del Gesù (le Lafont, 1736) car j’ai toujours voulu jouer sur des Guarneri. J’ai eu la chance d’avoir entre les mains, Il Cannone del Gesù, le violon de Paganini, qui est la référence ultime des instruments sur la planète et qui reste entreposé dans un musée à Gènes, la plupart du temps. Après, vous recherchez celui qui se rapprochera le plus de cet idéal.
Chaque violon a sa personnalité et à force de temps, on en découvre toutes les facettes pour qu’il devienne une part de vous-même. En fait, mon violon, c’est moi ! Maintenant, je n’ai plus à me préoccuper de savoir comment il va sonner. Le son vient de lui-même. L’instrument doit refléter votre goût. L’équilibre des cordes, des tonalités sur toute la gamme sont des éléments très importants.
Vous viendrait-il à l’idée de changer d’instrument en fonction des répertoires ?
Non, pas du tout. La seule chose que j’aimerais changer parfois, ce sont mes mains (rire). Je connais tellement mon instrument que c’est mon ami. Bien sûr, la musique baroque c’est autre chose. Là évidemment, vous pouvez changer de violon. Mais la technique n’est pas non plus la même. C’est un style et un toucher complètement différents, comme pour le violon électronique. J’adorerais essayer mais pour le répertoire que je joue, j’aime mon violon et seulement celui-là.
Seriez-vous tenté par la direction d’orchestre ?
Pourquoi pas ! Conduire un orchestre symphonique est certainement le point culminant d’une carrière. C’est quand même un autre métier. Peut-être dans 10 ans mais il faudrait que je commence dès à présent !
J’ai eu une expérience récente à Turin avec le Prague Chamber Orchestre. Comme nous jouions sans chef, nous avons beaucoup répété. Finalement, il n’y a pas forcément de différence entre musique de chambre ou musique symphonique. Que vous soyez en duo avec le piano ou plus nombreux avec tout l’orchestre, la mécanique est la même. Nous faisons de la musique ensemble dans une sorte d’alchimie, où la place que vous occupez, sous les projecteurs ou non, importe peu. Une de mes plus belles et plus joyeuses expériences sur scène, je l’ai vécue à Carnegie Hall avec l’Orpheus Chamber Orchestra, dans le 2ème concerto de Prokofiev. A force de répétition, nous avions établi un réel contact visuel avec le joueur principal. Il était avec moi et moi, avec lui et avec tout l’orchestre. Nous avons commencé à jouer différemment, avec toute notre âme. Bien sûr, on peut retrouver cette sensation avec un Chef, mais ce n’est pas si facile car il a souvent le soliste derrière lui. Je crois que je ne suis pas loin de penser qu’un orchestre de chambre est idéal pour jouer ensemble, comme un dialogue.
Avant le Festival, en mars, vous allez retrouver Truls Mørk et l’Orchestre de la Suisse Romande pour une tournée en Allemagne et en Scandinavie. Est-ce que vous aimez les tournées ?
Oui, beaucoup, parce que cela vous donne la possibilité de construire un partenariat qui vous offre encore plus de liberté. Et c’est une telle joie de retrouver Truls que j’adore. C’est un artiste phénoménal.
Et puis j’aime voyager. Même si je vis la plupart du temps à Moscou et à Vienne, Paris est une de mes villes préférées. J’aime retrouver son public. Il y a beaucoup d’énergie ici. Paris, j’y viens toujours avec plaisir…
Propos recueillis le 9 janvier 2014 par @HuguesRameau