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Drôle de Wagner au Teatro Real de Madrid !

Das Liebesverbot (La Défense d’aimer), troisième opéra composé par Richard Wagner, a connu une étrange destinée qui lui vaut une drôle de réputation. La première à Magdebourd en 1836 est un flop et la tentative de reprise, encore plus catastrophique. Wagner nous apprend dans ses mémoires que seules trois personnes auraient fait le déplacement. D’ailleurs, la représentation n’a même pas eu lieu car en coulisses, les chanteurs se sont littéralement battus suite à une sombre histoire d’adultère. 

L’époque moderne et les musicologues n’aideront toujours pas à la renaissance de l’œuvre. La musique de Wagner avant le Wagner du fliegende Holländer laissant trop entendre des influences extérieures, surtout italiennes (Rossini, Donizetti).
Das Liebesverbot ne s’impose pas au répertoire des grandes salles malgré quelques tentatives à Munich. Le livret du compositeur d’après Measure for Measure, la tragicomédie de Shakespeare, offre pourtant le bon socle pour une intrigue farfelue.
Sous l’impulsion de Joan Matabosch et de Kasper Holten,  en coproduction avec le Royal Opera House de Londres et le Teatro Colón de Buenos Aires, le Teatro Real de Madrid a décidé de relever le défi d’une nouvelle production dont la première a eu lieu ce vendredi 19 février 2016. Sauf les quelques extraits entendus au Festival de Peralada, Das Liebesverbot était monté pour la toute première fois sur une scène espagnole.  

Das Liebesverbot © Javier del Real | Teatro Real

Pour le public madrilène curieux comme pour les spectateurs étrangers venus nombreux, la surprise est de taille dès l’ouverture où l’on entend des castagnettes dans l’orchestre. Si elle faisait l’objet d’un blind-test, il serait impossible de deviner que la musique est de la main du compositeur de Parsifal. En effet, on y devine Rossini ou Donizetti (Auber pour les plus érudits) mais jamais Wagner. Les fans purs et durs devront donc faire leur deuil pour se laisser aller à la fantaisie de la mise en scène car du côté de la fosse, Ivor Bolton (directeur musical du Real) fait avec ce qu’il a. Unifier une musique qui louche tour à tour vers Beethoven, Donizetti ou Offenbach paraît mission impossible. La tentative du chef de donner une cohérence à cette partition est louable et l’orchestre le suit parfaitement. Le metteur en scène semble avoir compris qu’il fallait opter pour un second degré réjouissant qui fera oublier Wagner ou s’en amuser. Pendant l’ouverture, un imposant portrait du compositeur orne le rideau. Après quelques notes, l’austère figure commence à s’animer, à lancer des regards dans la fosse et dans la salle puis commence à siffloter et enfin à dodeliner en rythme.

Das Liebesverbot © Javier del Real | Teatro Real

Le décalage ainsi mis en place, Kasper Holten peut s’amuser des facéties d’une histoire normalement compliquée. Un décor virtuose (signé Steffen Aarfing) composé d’une agrégation d’escaliers labyrinthiques sert l’intrigue en dessinant les différents lieux, un quartier chaud, un couvent, un tribunal ou bien encore un appartement de vieux garçon. Les situations impossibles s’enchaînent naturellement avec le souci constant d’amuser le public. Une improbable dispute en prison entre le personnage principal, Isabella et son frère devient crédible grâce à l’utilisation de téléphones portables, avec interruption abrupte de conversation.

Das Liebesverbot © Javier del Real | Teatro Real

bass Ante Jerkunica (Brighella) / soprano María Hinojosa (Dorella)

Tous les chanteurs semblent s’amuser sur scène et surtout Ante Jerkunica qui campe Brighella avec sa très belle voix sonore de basse. La veine burlesque de l’artiste est parfaitement utilisée et dans la scène finale en travesti, son balancement de tête avec effet sur ses longs cheveux blonds est digne d’un top model. Egalement très en voix, Christopher Maltman en impose. Le comédien, remarquable Don Giovanni ailleurs, trouve en Friedrich un rôle à contre-emploi de coincé libidineux. Délaissant tout caractère sexy, il faut le voir en sous-vêtements et fixe-chaussettes.

Das Liebesverbot © Javier del Real | Teatro Real

soprano Manuela Uhl (Isabella) / baritone Christopher Maltman (Friedrich)

Dans le rôle des amants Luzio et Claudio, Peter Lodahl et Ilker Arcayürek ont également beaucoup d’abattage sur scène même si vocalement le deuxième ténor est un peu en retrait. Peter Lodahl rend justice aux vocalises de son air dans la scène finale où il se fait remarquer. Il faut reconnaître que Das Liebesverbot ne recèle pas vraiment d’airs inoubliables, exception faite de celui de Mariana parfaitement interprété par María Miró. Intentionnellement perchée sur un croissant de lune, la soprano fait penser un instant à Elsa de Lohengrin ou à Elisabeth de Tannhäuser. En revanche, le grand air de l’héroïne Isabella rappelle Weber, Beethoven et Donizetti à la fois. Manuela Uhl a le grand mérite de se sortir avec brio de cette partition qui réclame tant, vocalises, grand ambitus vocal, longueur, etc. Le plateau vocal est idéal et défend l’œuvre avec conviction.

Das Liebesverbot © Javier del Real | Teatro Real

tenor Peter Lodahl (Lucio)

La réussite du spectacle tient d’ailleurs à cette belle alchimie entre tous. Comme un ultime clin d’œil lors de la scène finale, les costumes de bal masqué reprennent les grandes figurent wagnériennes des Walkyries, de Siegfried avec son cor, Lohengrin coiffé d’un casque en forme de cygne (ou est-ce Louis II à qui a été offert la partition) et même Amfortas avec sa plaie sanglante. Bouclant la boucle, Kasper Holten nous rappelle que nous sommes bien dans un opéra de Wagner.

Das Liebesverbot © Javier del Real | Teatro Real

soprano Manuela Uhl (Isabella) / baritone Christopher Maltman (Friedrich)

En programmant son opéra de jeunesse, Kasper Holten et Joan Matabosch ont gagné leur pari car défendu avec ce talent, Das Liebesverbot est un spectacle drôle et réjouissant qui amuse, si toutefois l’on s’accorde à oublier son illustre compositeur.

Hugues Rameau-Crays
@HuguesRameau