Roberto Alagna, Don Carlo italien de l’Opéra Bastille
Les mélomanes ont tous en mémoire le Don Carlos en français au Théâtre du Châtelet, ére Lissner. Vingt-trois ans plus tard, le directeur invite de nouveau Roberto Alagna mais cette fois pour défendre la version italienne à l’Opéra Bastille. Compte-rendu…
En octobre 2017, la nouvelle production du Don Carlos de Verdi (dans sa version originale en français) à l’Opéra Bastille a fait grand bruit. Signée du trublion Krzysztof Warlikowski, elle réunissait une distribution inouïe (Philippe Jordan, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elina Garanca, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov). L’Opéra national de Paris avait annoncé alors une reprise mais cette fois dans la version italienne. Lundi 28 octobre 2019, lors de cette deuxième de la nouvelle série de représentations, les spectateurs récidivistes auraient pu jouer au jeu des sept erreurs si la mise en scène leur avait laissé un souvenir suffisamment marquant. Contrairement à l’usage le plus rependu aujourd’hui, les programmateurs n’ont pas choisi la version écourtée de Milan mais celle de Modène en cinq actes. Très proche de l’originale de Paris, il devenait plus difficile encore de déceler des changements.
René Pape ivre sur scène
Le cheval factice qui trône toujours au milieu de la scène peu décorée accueille les mélomanes venus entendre une nouvelle distribution tout aussi prestigieuse. Passé l’effet de la non redécouverte, cette reprise nous amène à reconsidérer le travail de l’homme de théâtre, plus motivé par l’aspect politique de l’œuvre que par l’histoire d’amour brisé. Quelques détails éclairent cette vision (Don Carlo est ici un homme d’église aux tendances suicidaires) qui peut marcher lorsqu’elle est servie par des comédiens aussi exceptionnels que René Pape par exemple, incarnant un Filippo brisé et alcoolique déchirant. D’autres détails semblent plutôt gratuits comme le lesbianisme suggéré de La Principessa Eboli dont Warlikowski ne fait rien. Nous sommes ici dans un entre deux censé ne fâcher ni les avant-gardistes ni les traditionnalistes, un spectacle qui s’apprécie sans heurts.
Inquiétudes à propos de Roberto Alagna
En tête d’affiche dans le rôle-titre, l’immense Roberto Alagna nous a fait très peur, la voix accusant une faiblesse certaine dans l’air "Io la vidi e al suo sorriso" avec des sons trop ouverts et des aigus tirés (le ténor a été remplacé en cours de représentation lors de la première). Un duo plus tard, miracle de la scène, il avait retrouvé son timbre d’airain et cette aura solaire qui l’ont mené non sans quelques accidents aux applaudissement fournis et mérités à la fin du spectacle. Avec la maturité, l’acteur toujours investi a quitté les artifices et livre désormais dans son jeu naturel, une profondeur et une mélancolie touchantes. A ses côtés en Elisabetta di Valois, Aleksandra Kurzak réserve quelques beaux moments avec des aigus pianos filés du plus bel effet qui pourraient servir un jeu un peu moins affecté. Le personnage a-t-il autant intéressé Krzysztof Warlikowski que celui d’Eboli ? Les admirateurs de la grande Anita Rachvelishvili l’attendaient dans ce rôle extrême. L’air « O don fatale » est très impressionnant même si ce soir, la tessiture ravageuse de la Princesse semble mettre la formidable mezzo légèrement en difficulté avec un grave plus appuyé qu’à l’habitude et un aigu atteint non sans effort. Sa prestation reste absolument remarquable comme celle de René Pape dans le rôle de Filippo II.
Cohésion d’équipe autour du chef
Royale, la basse a créé la surprise en se faisant annoncer souffrant au lever de rideau de la troisième partie. Son grand air « Ella giammai m'amo » (avec une subtile introduction du violoncelliste Cyrille Lacrouts à souligner) est un exemple de retenu et de beau chant et ne laisse rien paraître. Étienne Dupuis affiche une santé vocale insolente et s’empare de Rodrigo avec élégance et décibels notamment dans la scène de la mort où il joue sur une longueur de souffle captivante. Dans les rôles secondaires, Sava Vemic (Un frate) et Eve-Maud Hubeaux (Tebaldo) se font facilement remarquer tandis qu’Il Grande Inquisitore bien chantant (Vitalij Kowaljow) n’impressionne que gentiment dans un rôle qui demande plus de présence dans le grave.
Alors qu’il manquait une cohérence à l’ensemble des chanteurs pourtant illustres de la première distribution, chaque personnalité existe dans cette belle reprise. Sans doute sont-ils encore plus investis dans leur rôle (familier pour certains), à moins que Fabio Luisi y soit pour quelque chose ? Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris ont été impeccables et souvent remarquables, le chef ayant déployé un savoir-faire très appréciable et un art certain de la direction d’opéra. Malgré quelques réserves, il serait dommage de laisser passer les prochaines représentations avec un tel plateau d’artistes…