A Prague, un deuxième épisode du Ring dresdois encore plus palpitant
La grande aventure wagnérienne continue pour le mélomane chanceux de redécouvrir la célèbre tétralogie wagnérienne. Après un Rheingold étonnant à Dresde, c’est maintenant Die Walküre à Prague qui bouleverse les habitudes. Explications…
En juin dernier, le Dresden Musikfestspiele a mis le feu aux poudres avec une représentation spéciale de Das Rheingold de Wagner. Le prologue de la fameuse tétralogie du Ring des Nibelugen a été restitué en version de concert, après un important travail musicologique portant sur la philologie, la prosodie et sur l’instrumentation. Sous la supervision du Dr. Kai Hinrich Müller, Wagner a sonné et a été chanté comme à l’époque ou plus précisément comme on peut le supposer d’après de nombreuses sources. Tout ce qui touche au grand compositeur allemand ne laisse jamais indifférent et l’expérience a été vertement critiquée par de prétendus détenteurs d’une vérité qu’ils aimeraient immuable. Conscients de bouleverser les habitudes d’écoute, Jan Vogler, le directeur artistique du prestigieux Festival à Dresde, les musiciens du Dresdner Festspielorchester et du Concerto Köln à l’origine du projet portés par le célèbre chef Kent Nagano continuent à attiser les braises avec cette fois une représentation de Die Walküre au Státní Opera de Prague (le 9 mars 2024), première étape d’une tournée internationale.
La musique des wagnériens n’adoucit pas les mœurs
Des batailles homériques, il en est souvent question dans l’histoire de la musique classique. La querelle des bouffons ou le scandale du Sacre du printemps nous ont appris qu’en matière d’esthétique tout se discute avec, parfois même, des disputes ! Dans les années 70, lorsque Nikolaus Harnoncourt et sa bande d’amis ont sorti les instruments anciens des musées pour les réintégrer à l’orchestre, une autre bataille a éclaté entre les modernes et les baroqueux. L’issue de ce conflit a été l’incroyable redécouverte de tout un pan du répertoire. De nombreux ensembles sur instruments d’époque ont été fondés accompagnant la révolution portée aujourd’hui par une génération d’artistes « historiquement informés ». Certains musicologues se sont mués en fins limiers pour aller débusquer les textes et les partitions. La représentation de Die Walküre à Prague est avant tout un projet de chercheurs en musique classique qui a su toucher les spectateurs, principalement grâce à la sensation de fraîcheur laissée par l’ensemble. Le public a réservé une ovation debout aux artistes à la fin des quatre heures et demie de musique. Dans la magnifique salle, les mélomanes avertis qui connaissent bien l’œuvre de Wagner (le Státní Opera de Prague possède une longue tradition allemande) ont sans doute apprécié différemment des néophytes mais c’est évidemment aux musiciens que revient le plaisir le plus fort avec cette version revisitée. Au jeu des sept différences, c’est sans doute la direction survoltée de Kent Nagano qui étonne le plus. Lors d’une conférence d’avant-concert très instructive, Jan Vogler et les professeurs Friederike Wissmann et Kai Hinrich Müller ont évoqué les indications très précises de Wagner qui insiste sur le rythme à donner à sa musique. On a rarement entendu une ouverture tonner ainsi, rapide en effet, impétueuse, violente, racée. Les attaques mordantes de Nagano et la conduite dynamique du Dresdner Festspielorchester nourrissent le récit sans que jamais les chanteurs ne soient couverts par l’ensemble fourni.
Hojotoho! Heiaha! laisse sans voix malgré une Sieglinde sans voix
Le travail de recherche a porté en grande partie sur les voix, la prosodie et les accents. Les germanophones savent qu’il existe de nombreux allemands et eux seuls ont pu déceler les changements dans la façon de prononcer les mots. Manque de chance ce soir de première, Sarah Wegener a été annoncée malade et, dans ce genre de projet, il est quasi impossible de remplacer un artiste souffrant au pied levé. Malgré d’évidentes difficultés, la soprano a réussi à sauver la soirée en assurant sa partie même si les trios réunissant Sieglinde, Siegmund et Hunding se sont trouvés déséquilibrés. Pour deux autres artistes, il s’agissait également d’une prise de rôle. Maximilian Schmitt, vaillant ténor allemand, chantait son tout premier Siegmund non sans prudence (il lui manque encore la dimension héroïque du personnage) tandis que Derek Welton, à la voix superbement timbrée, retrouvait le rôle de Wotan cette fois dans Walküre. Sa scène avec Brünnhilde à l’acte II a été l’un des moments les plus forts de la soirée. Dans un léger parlando traduisant les errements intérieurs qui contrastait avec les parties chantées à l’adresse de Brünnhilde, le personnage souvent monolithique a gagné en intensité et en naturel. Cette nouvelle façon d’aborder la partition est particulièrement notable avec le personnage de Fricka, l’épouse intelligente et sensible de Wotan, « trop sage pour agir » comme l’a souligné Friederike Wissmann dans la conférence. Claude Eichenberger gomme son vibrato (Wagner n’aimait pas qu’on en rajoute) pour faire entendre du théâtre dans une déclamation dramatique elle aussi très naturelle. La musique accompagne et souligne les tensions, elle ne joue pas le premier rôle. Autre artiste bien distribué, Patrick Zielke, à la puissance vocale insolente, campe un Hunding avec un chant fruste parfaitement éloquent pour l’odieux personnage qu’il incarne. Autre artiste chevronnée, Christiane Libor est une Brünnhilde convaincante même si la technique ne semble pas avoir préservé un matériau vocal fort beau (découvert dans Die Feen de Wagner en 2009 au Théâtre du Châtelet) devenu depuis plus instable. Que serait Die Walküre sans sa chevauchée ? Le moment le plus attendu de la partition est pris avec fougue et gagne en intensité avec une montée en puissance qui impressionne. Dommage cependant que les sœurs de Brünnhilde qui pénètrent dans la salle d’un peu partout n’aient pas la même aisance que les musiciens. Tous les membres du Concerto Köln et du Dresdner Festspielorchester ont à cœur de restituer un son proche de l’original en utilisant par exemple des flûtes du XVIIIème, des cors naturels ou des instruments spécialement confectionnés pour Wagner. L’oreille attentive est souvent réveillée par des sonorités inédites et expressives. Après la passionnante représentation qui est passée à toute vitesse, les artistes comme les spectateurs ont certainement pris conscience qu’il se passait quelque chose d’important dans l’histoire de l’interprétation. Comme à Pesaro, souhaitons que Dresde devienne le sanctuaire d’une grande tradition wagnérienne complètement renouvelée comme avec cette Walküre époustouflante.
Tournée :
9 mars 2024 : Prague, Státní Opera / 16 mars 2024 : Amsterdam, Het Concertgebouw / 24 mars 2024 : Cologne, Kölner Philharmonie / 1er mai 2024 : Hambourg, Elbphilharmonie / 9 mai 2024 : Dresde, Dresden Musikfestspiele, Kulturpalast / 21 août 2024 : Lucerne, Konzertsaal, KKL