Dans l’enchevêtrement d’Idomeneo au Grand Théâtre de Genève
Le Grand Théâtre de Genève est une scène européenne d’importance avec, en ses murs, un chorégraphe très en vue. Lui confier la mise en scène d’un chef-d’œuvre mozartien pour réunir tous les arts est-elle une bonne idée ? Réponse…
Sidi Larbi Cherkaoui a pris la direction du ballet du Grand Théâtre de Genève en 2022. Le chorégraphe à la renommée internationale poursuit un parcours singulier qui, après la création d’Eastman, sa propre compagnie, l’a conduit à la tête du Ballet Vlaanderen à Anvers avant qu’il ne jette l’ancre sur les bords du lac Léman. Des vents favorables ont poussé la direction de l’institution suisse à la croisée des chemins avec Leonardo García Alarcón. Le chef poursuit ici-même l’exploration du répertoire de l’opéra-ballet, après Les Indes Galantes de Rameau en 2019 et Atys en 2022. Comme le chef-d’œuvre de Lully, Idomeneo de Mozart ne s’inscrit pas à proprement parler dans ce genre typiquement français même si quelques scènes se prêtent particulièrement à la danse. Les mélomanes très à cheval qui sont venus découvrir la toute nouvelle production, ce mercredi 21 février 2024, ont sans doute eu la sensation d’embarquer sur une galère. Les autres se sont laissé porter par le flot des mouvements d’un chorégraphe qui signe sa cinquième mise en scène d’opéra.
Suivre les fils de l’intrigue chantée, dansée et jouée en rouge et bleu
Il y a une évidente difficulté à réunir les arts de la danse et ceux de la scène à l’opéra où l’un des sempiternels débats est « Prima la musica e poi le parole ? ». Avec cette nouvelle production, l’on pourrait ajouter : « Et quid de la danse ? » car Sidi Larbi Cherkaoui est avant tout un chorégraphe qui doit relever de multiples défis. Après l’ouverture musicale où évoluent les danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman, le personnage d’Ilia (Giulia Semenzato) dans la première scène danse également. Elle reste accompagnée par la troupe qui traduit par le geste la confusion de son sentiment amoureux. Ainsi posé, le dispositif évoluera dans un lacis de scènes souvent mouvementées, parfois statiques ou seulement chorégraphiées. Le décor fait de cordes nouées ou enchevêtrées en tous sens accentue l’abstraction de la mise en scène où les chanteurs sont également comédiens et danseurs. Larbi ne perd jamais le propos et acquiert même une lisibilité inédite notamment grâce aux costumes magnifiques de Yuima Nakazato. Les Grecs esclaves sont revêtus de blanc bientôt maculé de sang tandis qu’Idomeneo et son fils Idamante sont apprêtés du même bleu sombre et froid, avec une jupe ou une cape de plumes tout à fait royale. La fin tragique qui fait du roi de Crète un despote surprendra certainement mais les habitués des spectacles de Cherkaoui retrouveront ses marqueurs, corps qui tombent, symétrie des mains et virtuosité du mouvement avec également la géniale fusion de l’éclectisme où excellent tous les danseurs. Le metteur en scène surprend souvent avec des images fortes et marquantes comme un vrai esthète qui n’a pas oublié de créer de la magie.
Un plateau ensanglanté menacé par une installation
Dans cette histoire où les hommes sont le jouet des dieux, une scène est toujours particulièrement attendue, celle de l’apparition d’un monstre marin qui peut très vite virer au kitsch. Faire appel aux talents de Chiharu Shiota (l’artiste plasticienne japonaise signe également l’impressionnante scénographie) est une idée remarquable car la sculpture vivante faite de cercles en fils rouges permet une installation abstraite très parlante et même impressionnante. Un personnage est légèrement avantagé par cette brillante scénographie. Elettra qui compte les airs les plus éblouissants trouve en Federica Lombardi la voix adéquate (vraie mezzo à l’aise dans la véhémence comme dans le lyrisme de « Idol mio, se ritroso ») et une interprète au corps élancé évoluant avec grâce et vénénosité dans des tableaux rouges sang. Ses mouvements n’ont toutefois pas la même fluidité de l’incroyable Lea Desandre qui est non seulement une excellente danseuse mais surtout une artiste qui pourrait facilement intégrer la troupe d’Eastman tant l’esthétique du chorégraphe lui semble naturelle. Vocalement impliquée, elle compose un Idamante qui manque parfois de mordant, le mezzo restant un peu trop léger. Comme elle, Giulia Semenzato faisait sa prise de rôle avec Ilia, autre personnage central. Plutôt prudente, la soprano gagnera en charisme si elle développe plus de sensualité dans ses airs magnifiques. Chef aguerri, Leonardo García Alarcón alterne les parties convaincantes et d’autres moins inspirées. L’acoustique du Grand Théâtre ne rend peut-être pas suffisamment justice à l’orchestre baroque composé de l’ensemble Cappella Mediterranea et des membres de l’Orchestre de Chambre de Genève. La partition d’Idomeneo est particulièrement exigeante pour le ténor. Juste dans les nombreux récitatifs, Bernard Richter qui a remplacé Stanislas de Barbeyrac souffrant, est un roi de Crète plutôt solide qui affronte avec une certaine vaillance le redoutable « Fuor del mar » qu’il prend un peu bas. Parmi les rôles secondaires, Omar Mancini cherche l’effet en Arbace tandis que William Meinert (L’Oracle) s’impose avec naturel. Son entrée en haut d’un escalier monumental est l’une des grandes images qui font que l’on se souviendra de ce spectacle longtemps, le Grand Théâtre de Genève ayant réussi son pari de réunir tous les arts.