Une Lakmé au-delà des cimes à l’Opéra Comique
Les mélomanes parisiens ont tous en mémoire la Lakmé de Sabine Devieilhe de 2014. Huit ans plus tard, l’Opéra Comique récidive avec une affiche plus prestigieuse encore et toujours Sabine la Grande dans un costume encore plus seyant. Compte-rendu…
Depuis qu’il a posé les jalons d’une programmation cohérente, l’Opéra Comique enchaîne les succès saison après saison. La salle Favart est un lieu idéal pour les opéras baroques, les créations contemporaines et les titres maison qui se partagent équitablement l’affiche. Carmen ou Pelléas et Mélisande créés ici font partie de l’ADN de l’institution parisienne comme Lakmé de Léo Delibes. Ce mercredi 28 septembre 2022, a eu lieu la 1610ème représentation de l’œuvre dans une nouvelle production signée Laurent Pelly. Avec le duo des fleurs et surtout, le célèbre air des clochettes « Où va la jeune hindoue ? », Lakmé fait partie de ces opéras à tubes qui renferment d’autres parfums tout aussi capiteux. Christiane Eda-Pierre, Mady Mesplé ou Natalie Dessay sont les interprètes qui ont construit la légende à Comique bientôt rejointes par Sabine Devieilhe. Déjà à l’affiche en 2014, la soprano au sommet de son art revient dans un spectacle qui fera date, assurément.
Lakmé, Gilda, Rosine, même combat !
Le décor couleur locale de la production de Lilo Baur de 2014 laisse sa place à l’épure. De grands pans de papier japonais déchirés (conçus par Camille Dugas et éclairés par Joël Adam) évoquent le temple, les rues ou la cabane en bambous avec délicatesse et poésie. Laurent Pelly, qui a également pensé les superbes costumes, laisse le théâtre aux interprètes et à l’orchestre avec une mise en scène qui suggère les situations intelligemment. L’arrivée frappante de Lakmé dans une cage évoque la pression paternelle et rappelle d’autres héroïnes comme l’Agnès de L’école des femmes ou la Gilda de Rigoletto. A la fragilité du décor, répond la fragilité du personnage principal sur qui pèse la violence des hommes. Pelly n’oublie pas les scènes de comédie où excellent Elisabeth Boudreault (Ellen) et Marielou Jacquard (Rose), demoiselles anglaises de caricature chaperonnées par Mistress Bentson incarnée avec truculence par Mireille Delunsch (que l’on retrouve avec plaisir). Bien chantant, le baryton Philippe Estèphe est lui aussi parfaitement à sa place dans le rôle de l’officier britannique Frédéric. Les dialogues parlés, typiques de l’opéra-comique, sont dits avec beaucoup de naturel. Dans un drame tel que Lakmé, l’émotion affleure et, grâce au travail raffiné de Laurent Pelly, nous cueille à des moments inattendus comme lors du monologue d’Hadji. Agenouillé devant sa maîtresse, en toute simplicité, François Rougier trouve le ton juste pour toucher. Le très beau duo des fleurs placé dans un contexte différent (Mallika aidant Lakmé à se débarrasser de ses vêtements religieux) permet à Ambroisine Bré de faire exister autrement la douce Mallika.
Stéphane enragé, Sabine dans les cimes et Raphaël au Tibet
Les grands moments de virtuosité qui font la réputation d’un rôle à la colorature extrême ont été depuis longtemps replacés dans leur contexte théâtral. Juvénile dans ses gestes et son apparence, Sabine Devieilhe incarne une jeune femme qui s’éveille à sa sensualité avec délicatesse. La voix est souveraine et réserve encore des surprises comme cet aigu filé qui touche au sublime. La soprano est incontestablement la grande Lakmé de sa génération avec ce timbre magnifique comme un bonus divin. Hélas ! Frédéric Antoun (Gérald) n’évolue pas vocalement dans les mêmes sphères. Les fragilités du ténor le rendent scéniquement attachant mais il faut reconnaître qu’avec des aigus plafonnés et malaisants, il déséquilibre parfois un plateau d’une exceptionnelle tenue. Acteur subtil et félin, Stéphane Degout n’est que rage et brutalité en Nilakantha, jusqu’à faire trembler les murs de Favart par la seule puissance de sa voix. Les moyens et la technique impressionnent comme jamais dans une incarnation terrifiante. L’on a rarement ressenti autant d’inquiétude en entendant le grand air « Lakmé, ton doux regard se voile », chanté avec une tension sous-jacente. Du grand art ! Le chœur Pygmalion est également exemplaire avec une diction, des couleurs et un engagement scénique remarquables. Parce qu’il a souvent prouvé que Pygmalion (chœur et orchestre estampillés « baroque ») est capable de versatilité, le chef Raphaël Pichon était particulièrement attendu dans ce répertoire. Dès l’ouverture dramatisée avec des contrastes saisissants, l’on devine que le geste sera théâtral. La représentation confirme que l’orchestre est un acteur qui complète la distribution. En offrant une sonorité inédite, la cymbale (apparemment tibétaine) suffit à donner un supplément d’âme à un ensemble déjà au sommet. Même si le mot « historique » est galvaudé, on peut parler d’une représentation qui fera date, tant la réussite est incontestable. Le spectacle qui affiche déjà complet à l’Opéra Comique sera repris à l’Opéra de Nice la saison prochaine, avec une nouvelle distribution. Il sera diffusé en direct sur Arte Concert, le 6 octobre 2022 à 20h et ensuite, sur France Musique, le 22 octobre à 20h.