Terrifiant Viol à l’Académie de l’Opéra national de Paris
Il est temps pour les mélomanes du monde entier de réinvestir les salles de spectacle. L’Académie de l’Opéra national de Paris vient tout juste de leur réserver les premières émotions fortes au Théâtre des Bouffes du Nord avec un Viol bouleversant. Explications…
The Rape of Lucretia est un chef-d’œuvre de Britten et sans aucun doute un opéra majeur du XXe siècle. L’Opéra national de Paris a souvent fait appel aux œuvres du compositeur anglais pour mettre en scène son Académie (autrefois Atelier lyrique) comme Owen Wingrave ou déjà ce Viol de Lucrèce à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet et à l’Amphithéâtre Bastille. Le Théâtre des Bouffes du Nord accueille maintenant la production mise en scène par Jeanne Candel et dirigée par Léo Warynski. Le déconfinement a permis aux représentations de se tenir avec public. L’exceptionnel travail a été enregistré ce 28 mai 2021 pour ensuite être diffusé gratuitement sur la plateforme de streaming L'Opéra chez soi, à partir du 24 septembre 2021.
Des académiciens en habit vert kaki
L’opéra de chambre composé en 1945 au sortir de la guerre est idéal à plus d’un titre. L’orchestre réduit à une douzaine de musiciens (issus de l'Académie de l'Opéra national de Paris, de l'Ensemble Multilatérale et de l'Orchestre-Atelier Ostinato) se case facilement sur une petite scène qui peut accueillir les jeunes talents. La partition leur offre un champ interprétatif intense avec une magnifique écriture vocale, exigeante sans être insurmontable. Deux distributions ont alterné et, considérant la qualité du cast A, l’on regrette de ne pas avoir également entendu le B où figure notamment Timothée Varon, baryton français très prometteur. Dans le rôle du Prince Tarquinius, Alexander York possède une présence physique d’une brutalité terrifiante. Il chante brillamment avec expression et naturel comme son acolyte Danylo Matviienko. Avec le rôle plus court du général Junius, le deuxième baryton amène une noirceur qui le distingue. La particularité du Rape of Lucretia est de faire appel, comme dans le théâtre antique, à un choeur qui commente et participe à l’action. Tobias Westman possède tous les atouts du ténor brittenien, raffiné et superbement nuancé. L’anglais d’Andrea Cueva Molnar (Female Chorus) est perfectible mais le timbre de la soprano se mêle divinement aux autres voix féminines.
Jusqu’à l’insoutenable…
Réussir une distribution vocale tient parfois du petit miracle. En confiant le rôle-titre à un mezzo (et non à un contralto comme la créatrice Kathleen Ferrier) la question des équilibres est réglée et offre même une partition absolument remarquable à Cornelia Oncioiu et à Kseniia Proshina. Lucretia incarnée par Marie-Andrée Bouchard-Lesieur forme un très beau couple avec son Collatinus (Aaron Pendleton, un peu moins à l’aise avec la tessiture). La comédienne bouleversante est appuyée par son somptueux mezzo au timbre chaud. Elle est aidée par une mise en scène à prendre en exemple. Avec une telle œuvre, alors qu’il aurait été facile de jouer la surenchère, Jeanne Candel trouve le ton juste dans une actualisation bien vue. Assumant la virilité des tenues de soldats ou faisant un joli parallèle entre Lucretia et Pénélope, elle illustre sans caricature avec intelligence et simplicité, ce qui rend sans doute la scène du viol encore plus insoutenable. Le message humaniste de Britten et de son librettiste Ronald Duncan pacifiste convaincu (adaptant la pièce d’André Obey) passe avec évidence et laisse le spectateur ému aux larmes. Le Théâtre des Bouffes du Nord offre assurément à Lisa Navarro un cadre rêvé pour le décor à la fois efficace et poétique. La direction affirmée de Léo Warynski participe à la réussite du spectacle. Sa retransmission est une chance même si l’immédiateté du drame sera certainement atténuée sur les écrans. Espérons de tout cœur une reprise qui permettrait à l’opéra de s’imposer plus encore dans la liste des chefs-d’œuvre.