Les cadeaux de Karine Deshayes au Festival Filao
Les mélomanes étant privés de leur raison de vivre principale, l’idée même d’assister à un concert semble extravagante. Que dire alors de deux concerts avec la grande Karine Deshayes à l’affiche ? Impossible en ce temps de Covid ! Et pourtant…
Alors que toutes les salles étaient fermées en France, un petit coin de paradis a accueilli le spectacle vivant l’espace de quelques jours, le temps d’un Festival. La très jolie ville de Saint-Pierre n’est pas un petit village d'irréductibles mais située dans une Martinique non confinée, elle a pu servir de cadre idyllique au Festival Filao qui s’est tenu du 17 au 20 Décembre 2020. Le duo Fabrice di Falco et Julien Leleu (respectivement direction artistique et président du Festival) a réussi à réunir autour de lui de très grands artistes comme Karine Deshayes. La mezzo était à l’affiche de deux concerts qui, comme sauvés des eaux, ont été deux grands temps forts de la manifestation, deux véritables événements.
Christiane, Antonia et Karine !
Contrairement à ses consœurs Réunion ou Guyane, la Martinique ne possède pas de conservatoire et pourtant, l’une des plus grandes sopranos françaises est née ici, à Fort-de-France, sur cette île qui pleure aujourd’hui sa disparition. Christiane Eda-Pierre s’est éteinte en septembre dernier. Le Festival Filao a tenu lui a rendre hommage en dédiant toute l’édition 2020 à sa mémoire mais aussi avec un concert exemplaire, dans la cathédrale de Saint-Pierre, le samedi 19 décembre 2020.
En maître de cérémonie, le rédacteur en chef d’Opéra Magazine Richard Martet a retracé, avec un remarquable talent de conteur, le parcours de la très grande chanteuse d'opéra. La soirée a été ponctuée d’extraits musicaux parfaitement choisis, répartis entre trois artistes. La jeune soprano Livia Louis Joseph Dogué a joliment interprété le Domine Deus du Gloria de Vivaldi pour illustrer le premier enregistrement d’Eda-Pierre. Fabrice di Falco a chanté un air de Mozart, le dernier rôle de la soprano ayant été Vitellia de La clemenza di Tito (à la Monnaie de Bruxelles). Karine Deshayes, quant à elle, a servi de fil rouge en interprétant trois airs d’opéra et au final, la barcarolle des Contes d’Hoffmann avec ses partenaires. Et d’abord, l’air de Rosina du Barbiere di Siviglia de Rossini qui est l’évidence même quand il est chanté avec une telle facilité. La mezzo possède les subtilités d’un rôle qu’elle a souvent interprété sur scène. Elle arrive à renouveler le plaisir de l’écoute, comme au premier jour. Dans le concert, la surprise viendra après l’évocation de la célèbre production de Patrice Chéreau des Contes d’Hoffmann où Christiane Eda-Pierre incarnait Antonia. Alors que le rôle est destiné à une voix de soprano, Karine Deshayes a sans aucune difficulté chanté le très émouvant « Elle a fui la tourterelle » apportant du caractère et comme un supplément d’âme qui transcende le moment. Et l’on s’aventure même un instant à imaginer l’artiste interpréter les quatre personnages féminins d’Hoffmann ! Autre instant de grâce, la mezzo a fait un beau cadeau aux festivaliers en interprétant en public pour la première fois, « E Susanna non vien… », l’air de la Comtesse extrait des Nozze di Figaro de Mozart. Sa prise de rôle est attendue au Capitole de Toulouse, en avril 2021. Cette mise en bouche ouvre tous les appétits.
Près des remparts de Fort-de-France
Au piano, Jeff Cohen a été le complice idéal de ce concert événement bientôt doublé d’une autre très grande soirée présentée également par Richard Martet. En clôture, le Festival Filao a de nouveau réuni les artistes dans le cadre d’un récital de chant plus traditionnel mais non moins exceptionnel.
Mezzo et pianiste en osmose ont subjugué les spectateurs de Saint-Pierre avec un programme composé de mélodies et d'airs d'opéras autour du thème de l'Amour et de l'Espagne qui s’est ouvert sur l’air « Voi, che sapete… ». Chanté à la façon d’un Lied, la complainte de Cherubino n’en est que plus aérienne et se fond dans cette première partie douce et intense où résonnent d’autres notes de Mozart et Dvořák avant un premier moment bouleversant. Le Lied de Mignon extrait de l’opéra éponyme d’Ambroise Thomas trouve en Karine Deshayes une interprète sensible qui nous emmène dans cet ailleurs mélancolique et intemporel. En écho au moment suspendu, Jeff Cohen pieds nus a interprété seul un autre superbe Lied de Mignon signé Tchaikovsky. Bizet et Massenet sont venus ensuite égayer la soirée avec la Séguedille de Carmen et des mélodies où l’on admire la parfaite diction et le sens aigu du texte de la mezzo. Autre grand moment, "Pleurez mes yeux" extrait du Cid de Massenet où dardent des aigus époustouflants, a proprement arraché des larmes d’émotion. En solo, le pianiste s’est fait virtuose dans La Soirée dans Grenade de Debussy, étrange et mystérieuse avant de retrouver Karine Deshayes pour le bouquet final avec une virevoltante Canzonetta spagnuola de Rossini qui a enthousiasmé les spectateurs. Enfin, le délicat Nana de Manuel de Falla aérien a touché comme ce merveilleux bis, A Chloris de Reynaldo Hahn. Longtemps les mélomanes se souviendront de cette mélodie, dédiée à tous les amoureux et délicatement racontée.
Nous l’avons souvent écrit comme une évidence, Karine Deshayes est une très grande dame du chant qui ne cesse de répandre avec générosité un art dans lequel elle excelle et où elle est aujourd’hui absolument incomparable. Merci à vous, Madame, pour ce grand cadeau.