Karine Deshayes donne des leçons au Théâtre des Champs-Elysées
Les mélomanes parisiens peuvent prendre leurs habitudes au Théâtre des Champs-Elysées tant la programmation est variée et surprenante comme lorsque la grande Karine Deshayes les attend pour une rare et passionnante masterclasse. Explications…
Il faut avant toute chose saluer l’audace et remercier la Paris Opera Competion qui a programmé des masterclasses dans le cadre de la saison du Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 24 septembre 2022, deux sessions ont été conduites par la grande Karine Deshayes, l’une dans l’après-midi réservée aux étudiants et aux professionnels, l’autre le soir ouverte au public. Les spectateurs sont venus assez nombreux assister à ces séances de travail animées par une très grande artiste. L’exercice, où se sont jadis illustrées des personnalités telles Maria Callas ou Elisabeth Schwarzkopf, n’est pas si courant en France. C’est pourtant un véritable spectacle d’une rare richesse où l’on peut à la fois entendre et découvrir de jeunes chanteurs, apprendre sur la technique vocale et sur l’interprétation et enfin déguster la truculence d’une artiste de la trempe de la flamboyante Karine.
Je vais t’embêter un peu… Super !
Pendant presque six heures de cours, la géniale mezzo a prodigué, dans la bienveillance et le dynamisme, ses conseils à six chanteurs particulièrement bien choisis. Chacun avait sélectionné un air d’opéra et une mélodie qui ont été chantés in extenso avant de laisser place à la leçon de chant. Karine Deshayes est tout aussi fascinante à observer que ses élèves d’un jour. Elle écoute parfois les yeux fermés, scrute la partition qu’elle annote souvent et accompagne la musique d’un mouvement de tête et même en dansant sur son tabouret. La professeure parfaitement secondée par le pianiste David Zobel (qui de bout en bout a admirablement accompagné ces masterclasses) ne s’adresse pas aux artistes de la même façon et cible ses conseils sur différentes améliorations techniques ou simplement sur l’interprétation d’un mot. Les quelques corrections introduites par la phrase « Je vais t’embêter un peu » sont régulièrement suivies d’un « Super ! » prononcé avec un large sourire et le pouce de la victoire, fièrement levé. Une grande complicité s’installe sur scène mais également dans la salle où quelques saillies irrésistibles font rire tout le monde. Les spectateurs venus en fins connaisseurs sont ressortis aussi enchantés que les néophytes enthousiasmés par cette soirée d’un autre genre, un récital de chant et d’apprentissage.
Au menu, Rossini décortiqué et roulé de Gilda
Lysa Menu a ouvert la session de l’après-midi avec “Caro nome” de Gilda (Rigoletto, Verdi) et celle du soir avec « C'est l'extase langoureuse », sublime mélodie de Debussy. Elle déploie de grands moyens vocaux mais Karine souhaite voir dans Gilda la jeune fille amoureuse, pas l’anxiété. La soprano suit les conseils et travaille ensuite son legato et le roulement des « R ». L’air avance, interrompu, corrigé, repris et évolue sous les yeux des étudiants disséminés dans la salle du Théâtre des Champs-Elysées. Ils apprennent en passant la bonne utilisation de la langue résumée ainsi : « Nous les chanteurs, nous n’avons pas de doigts à poser sur un instrument mais une langue à préparer avant de produire la note ». Antoin Herrera-López Kessel a choisi de travailler la scène terrifiante de Golaud « Pelléas part ce soir…» extraite de Pelléas et Mélisande de Debussy. Interprète d’une grande intensité, le baryton-basse retravaille ses voyelles et surtout les nasales, véritable défi pour un non francophone. En chantant une partie de son texte uniquement avec les voyelles, l’artiste se prête à un exercice que la plupart des mélomanes n’ont jamais eu la chance de voir. Karine Deshayes insiste sur l’importance de certains mots et fait comprendre les changements d’humeur de Golaud à appliquer dans la musique. Antoin développe une complexité qui l’aide à habiter plus encore son personnage. Assister à une masterclasse permet de pénétrer dans les coulisses comme dans la cuisine d’un restaurant pour observer la brigade en plein travail. Le gourmet Rossini a conçu des recettes particulièrement élaborées pour les mezzos. Mathilde Legrand est Angelina et chante « Nacqui all' affanno » (de Cenerentola) avec une montée dans l’aigu qui explose en bouche. Comme un chef étoilé derrière son piano, David Zobel est remarquable de précision avec un accompagnement d’une grande musicalité. Même lorsqu’il répète plusieurs fois la même phrase, l’écouter est un plaisir de chaque instant. Avec le compositeur italien, les doubles consonnes, la conduite de la vocalise, les respirations, les piqués et le naturel à toujours conserver sont autant de points délicats qui font dire à Karine dans un éclat de rire : « Bienvenue chez Rossini ! ». Phidylé, la divine mélodie de Duparc présente d’autres difficultés et n’est sans doute pas un choix flatteur pour la jeune Mathilde qui sort grandie malgré tout.
Les artistes parlent aux artistes !
Le jeune ténor Peng Tian aborde avec conviction « Bleuet » de Poulenc, mélodie antimilitariste poignante. Le timbre délicat sied à la phrase française qui mérite quelques ajustements et « embêtements deshayiens » ! L’on apprend les fondamentales des nasales avec le chanteur pour placer la voix en « A » pour aller vers le « an », en « O » pour le « on ». C’est sans doute avec cet artiste que l’on mesure le plus l’évolution entre l’après-midi et la soirée où les menus défauts ont été gommés laissant tout le loisir de se concentrer sur la « furtiva lagrima » de L'Elisir d'amore lors du concert public. L’air de Donizetti est l’un des plus souvent entendus dans les concours de chant. Grâce à la fraicheur du jeune interprète et avec l’aide du maître de musique, le personnage prend vie également sur le visage qui finit par s’éclairer. Expressive et fine comédienne, Emilie Rose Bry se glisse immédiatement dans la peau de ses personnages, la Fiordiligi de Così fan tutte (Mozart) ou plus remarquable encore, l’Ophélie du troisième Lied der Ophelia de Richard Strauss. La soprano ardente vit le texte poétique avec une diction allemande raffinée et une conduite vocale précise qui permet à Karine Deshayes de pousser l’artiste encore plus loin dans l’art des nuances. Emilie Rose franchit avec une facilité déconcertante les sauts d'octave de l’impressionnant et redoutable aria « Come Scoglio». Première spectatrice, la professeure emportée par la musique danse sur place et se reconcentre ensuite sur quelques points comme les « Q » mouillés, trop français à son goût. « On va dire des choses mais ce sera de petits ajustements » prévient-elle. Et en effet, les conseils appliqués immédiatement produisent leur effet, rendant les triolets doubles mieux définis. Avec une grande pédagogue, il est inutile pour un public néophyte de connaître son solfège pour comprendre le message. Encore étudiante, Axelle Saint-Cirel écoute les recommandations avec attention même si, de l’aveu d’une Karine rieuse : « je n’ai pas grand-chose à dire, c’est désespérant ! ». Il faut dire que son interprétation inspirée du « Paon », la mélodie de Ravel est proche de la perfection. C’est donc sur « Smanie implacabili » (aria de Dorabella dans Così fan tutte de Mozart) que se porte l’attention. La mezzo possède une voix rare, bien placée et au timbre magnétique. Le charme opère immédiatement et pris par la concentration des trois artistes sur la scène idéale du Théâtre des Champs-Elysées, l’exercice de la masterclasse atteint ici son acmé. La matière brute déjà exceptionnelle est travaillée et ciselée en connivence et, devant nos yeux, une nouvelle Dorabella éclot. Les cours public d’interprétation sont un excellent exercice pour nous rappeler à nous, spectateurs, critiques musicaux et professionnels que derrière chaque prestation se cachent des heures de travail et un ouvrage remis sans cesse sur le métier. Il faut rendre un vibrant hommage à tous les professeurs de chant (et en premier lieu aux belles personnalités présentes dans la salle) qui dans l’amour de l’art et par leur travail humble forment les grands artistes comme la généreuse Karine Deshayes. Au sommet de son art, elle a transmis à son tour avec tout le talent qu’on lui connaît. C’était un pari pour la Paris Opera Competition et son directeur artistique Jérôme Angot (également élégant et attentionné présentateur de la soirée) de proposer une masterclasse. Après cette réussite, un seul mot : encore !